Mosaïque de confinements

Cinéma • La collection Lockdown (confinement) met en valeur l’inventivité de cinéastes romands notamment. Qui ont fait d’une situation pandémique impossible des possibilités de récits et réflexions pertinentes. Zoom sur d’inspirés imaginaires au format court.

Sous pandémie, les cris solitaires, impuissants et ivres d’un religieux vers Dieu. «Amen» de Manuel Maria Perrone. (DR)

Sur l’initiative du cinéaste et producteur Frédéric Gonseth accompagné d’autres partenaires, 33 courts-métrages ont été réalisés en solitaire sur 10 jours. Un exploit dû notamment à des cinéastes romands, sur le fil d’un budget de 5000 francs obligeant parfois à convoquer les smartphones ou moyens du bord pour les tournages. Du poignant et sobre salut à une vieille femme emportée par le coronavirus (Elena) donnant enfin visage et humanité à la tragédie statistique en serpentant par un couple d’agriculteurs ostracisés (Les Pestiférés). Sans oublier un trip nocturne halluciné d’un insomniaque désabusé et dostoïevskien flirtant avec le fantastique dans son parcours erratique en jardin de fin du monde (Et si le soleil ne revenait pas ?). Et le dialogue en transparence et au-delà de la mort avec un cinéaste cubain alors que les salles sont scellées par la pandémie (Yunfa).

Seniors exclus

Dès le 13 mars, les plus de 65 ans ont dû se conformer – de gré et parfois de force, sous peine d’amendes comme au Tessin – à l’injonction impérative de «rester chez soi». L’idée médicalement admise est la suivante, les seniors étant statistiquement plus vulnérables, leur respect du confinement fut présenté comme crucial. Ceci pour les protéger. Mais aussi pour prévenir un possible effondrement du système de santé. Cela n’a pas été sans stigmatisation et réification de la personne âgée souvent ramenée à une entité biologique à risques.

Avec empathie, lucidité et poésie, le cinéaste vaudois Stéphane Goël (Fragments de paradis, Citoyen Nobel) filme ses parents, Lily et Jean-Louis, agriculteurs retraités de 84 ans. Sous Covid-19, ils sont contrôlés, surveillés, sommés de respecter la distance sociale et les mesures d’éloignement. Leur trouble, incompréhension et désorientation prennent l’ascenseur. Sur les chemins de campagne, ils se retrouvent in fine comme les pesteux du Moyen Âge. Une mère de famille aperçoit ainsi Lily. Prise d’une panique irraisonnée, elle fuit éperdument avec enfants et poussette face à la supposée malade.

Pour Stéphane Goël, «Les Pestiférés part d’un constat. Celui de la confusion de ma mère. A ses yeux, Lily n’était pas à risques. Mais un risque. Le fait de se percevoir comme une menace fut, pour elle, une incommensurable douleur.» Relevant la disparition progressive des oiseaux, Jean-Louis ne se lasse pas de contempler les hirondelles posées sur les lignes électriques. Cet oiseau choyé par le vieux couple d’inséparables a «un pouvoir magique dans ce monde de la paysannerie ayant subi, par l’industrialisation d’après-guerre, une séparation radicale d’avec la nature. La présence de l’animal, elle, a perduré. Si l’hirondelle ne revient pas, elle signifie le malheur à venir.»

Donner visage à l’épidémie

L’une des rares cheffes opératrices suisses depuis 30 ans et aussi réalisatrice, la Genevoise Séverine Barde (Greta Gratos) veut mettre au jour les traces et archives d’une vie emportée par le virus le 30 mars dernier, à 94 printemps. Sa «grand-maman de cœur qui a compté pour moi toute sa vie» ayant été sanctuarisée-confinée, la consolation, la co-naissance au mourir, l’adieu en co-présence ni le deuil ne peuvent s’accomplir.

«Face à ce décès en EMS, l’on se retrouve subitement plus rien relativement à ce corps qui est on ne sait où. Il y a une forme d’évanouissement. D’où ce besoin intime de prendre congé et pallier un manque dans une situation qui nous dépasse. Mais aussi restituer à la défunte une certaine visibilité par rapport aux conditions de son départ. Au fil de plusieurs années, j’avais déjà débuté une série d’entretiens, afin qu’elle me raconte sa saga d’immigrée italienne issue d’un milieu très modeste et entrée au service d’un ambassadeur japonais rigoriste. Je croyais qu’elle ne disparaîtrait jamais.» Entre fleurs frissonnantes au vent, calme témoignage de la disparue et photos vernaculaires, cet hommage pudique émeut comme rarement.

Errance nocturne déceptive

«Est-ce qu’on rêve encore quand on ne peut plus respirer ?». La question ramène au confinement et, par anticipation, au «Je ne peux pas respirer» de George Floyd, mort le 25 mai dernier à Minneapolis en répétant ces mots (« I can’t breathe« ), gisant par terre, menotté et avec le cou sous le genou d’un policier dont les collègues sont restés passifs. Elle est au  coeur du film, Et si le soleil ne revenait pas ?. Qui n’a d’inspiration ramuzienne que son intitulé. La cinéaste lausannoise Séverine Cornamusaz (Cyanure, Cœur animal) filme en vue smartphone subjective un parcours erratique.

L’oeil  part du couloir de l’appartement de la cinéaste à Bex. Plus précisément du plafond scandé par des luminaires  danois blancs éteints d’un hall  pour se perdre dans un jardin à l’herbe haute – la réalisatrice ne l’a pas tondue sur plusieurs semaines. Les plans fantomatiques éclairés à la lampe de poche saupoudrent des sachets de fantastique aau coeur d’un réel sous dictée semi-confinée. «Le projet était de travailler la nuit et sur l’espace physique du confinement, l’appartement, mon jardin. J’ai alors songé aux 11 questionnaires thématiques de Max Frisch du Journal 1966 – 1971 (mariage, propriété, patrie, argent femmes…). Des interrogations à la fois enfantines naïves, simples, provocantes et hautement philosophiques», détaille la réalisatrice.

Si l’on songe à l’atmosphère hallucinée à l’ironie noire tel C’est arrivé près de chez vous ou au fameux Projet Blair Witch dans le versant filmage par tâtonnement au cœur nocturne d’un jardin en ruines, c’est pour mieux nous égarer. La réussite de ce court est de mener le spectateur au-delà du dispositif initial, de ce vrai-faux film d’angoisse noctambule qui aurait pu tourner à l’exercice de style. Au diapason d’une analyse lucide ou de spéculations échevelées, la narration en voix off s’étoffe sans cesse par une prose perlant par bouffées, frère de plume de Cioran et de Beckett. Si ce n’était cette manière de rappeler comment la propriété enclos la nature et ce qu’elle vaut. «Tous ces objets que l’on accumule pour remplir sa vie à quoi ils servent à me rappeler que j’ai eu une vie ?», pose le texte cosigné par la cinéaste et Marc Beaulieu.

Incertaine réalité

Consciente de jouer avec les frontières de la réalité, Séverine Cornamusaz désamorce systématiquement ce qui serait est tapi dans l’ombre, mais ne se révèlerait jamais à l’image, à contrario de Blair Witch. Le film joue de la peur primale de la forêt, du noir et de la désorientation à travers le hors champs. Ainsi la poule croisée, déclencheur du «C’est de votre faute tout ça». chez un protagoniste cinquantenaire en crise qui semble avoir retenu l’hypothèse animalière de l’hôte zéro du virus.

Il s’agit de la fin d’un monde ou du monde comme le vaticine le promeneur solitaire insomniaque et misanthrope. Prenez sa voix off. Elle s’inspire aussi l’univers en ritournelles désabusées et iconoclastes du dramaturge et écrivain autrichien Thomas Bernhard. En témoignent les applaudissements pour le personnel soignant qui ne lui arrachent qu’un remugle las et irrité – «Je profite du vide, du silence, comme si je vivais déjà mort», lâche-t-il. Et en écho ailleurs cette question de Max Frisch à l’acuité pandémique: «Êtes-vous certain que la conservation de l’espèce humaine, une fois disparus toutes vos connaissances et vous-même, vous intéresse réellement ?»

Dans un monde qui change, trébuche, où les codes sont parfois vidés de leur sens, où la continuité est peut- être une illusion qui fait naufrage malgré le pseudo plan séquence du film, le personnage essaie en voix dite par l’acteur français à la déréliction à combustion lente, Olivier Rabourdin, de faire le point comme on dit aussi d’une caméra. Pas forcément pour y voir clair. Mais pour garder les yeux ouverts, avant la nuit, et dans la nuit, celle du monde, la sienne, la nôtre.

Fenêtres sur soi et l’au-delà

Aux yeux du philosophe français Paul Audi, «l’antonyme de vivre n’est jamais mourir mais créer». Petite-fille de réfugiés espagnols de la guerre civile, la cinéaste mexicaine Juliana Fanjul (Muchachas, Silence Radio) excelle à cadrer fenêtres et écrans de son appartement genevois telles d’incertaines surfaces au cœur d’une cellule. Saisissante est la manière humble, sereine, audacieuse dont elle tisse des liens entre le vif et le trépassé, la présence recomposée et l’absence dans Yunfa, un titre traduisant la fierté d’être afro-cubain.

De sa voix off, la réalisatrice égrène une lettre au défunt Puri Senobio Faget pour qui «le vrai vaccin contre la mort est le cinéma». C’est son ancien maître d’une Ecole cubaine de cinéma auquel elle a suc- cédé. «Il nous restait tant de films à réaliser», entend-on en écho au travail des étudiants cubains diplômés de Fanjul interrompu par la crise. Les premières images démontrent une volonté formelle ambitieuse. Au diapason d’une humanité masquée et distanciée. Qui ne peut plus s’atteindre, comme prise dans une gangue de givre. Le flou amniotique des intérieurs reconduit ainsi la désorientation inquiète d’une cinéaste confinée creusant l’attente. A l’écran, elle n’est bientôt plus qu’un avatar virtuel et plane, tournoyant à l’ère des échanges digitaux désincarnés la laissant exsangue.

Yunfa est un joyau sensible de journal épistolaire aimant, pendulant entre mémoire et oubli, ombres et fantômes. Mis en rythmes par l’une des plus talentueuses monteuses romandes qui soient, Yaël Bitton, voici un récit sobre et géopoétique à la manière d’un haïku à chérir comme toutes les espèces en voie d’extinction.

Films courts visibles en salles romandes et sur www.rts.ch