Le théâtre et ses fantômes

Spectacle • Dans «Boîte noire», l’artiste suisse Stefan Kaegi invite le spectateur et marcheur à recréer le théâtre comme le lieu du questionnement et de l’utopie. Troublant.

Le regardeur et écouteur glane témoignages et souvenirs combinés à un vrai travail palimpseste d’atelier de création radiophonique avec des textes signés Stefan Kaegi. (Philippe Weissbrodt)

«Boîte noire» est une ballade audioguidée et mémorielle dans ce que fut le Théâtre de Vidy avant la pandémie et sa reconstruction partielle pour deux ans de travaux. Une mosaïque de voix liées à la fabrique théâtrale stimule visions et souvenirs.

Angles multiples

Avec son casque comme dans Situation Rooms, périple audio-vidéo et installation explorant de multiples facettes du commerce des armes, le spectateur se coule en solo dans les indications émanant de la comédienne Lola Giouse qui donne des tops pour les action. «S’il est performance éphémère, exercice corporel, vocal et gestuel, le théâtre est aussi riche d’une histoire axée notamment sur les manières de (se) raconter pour les sociétés à travers l’histoire. Or chaque création permet de se perdre au cœur d’une interrogation sans réponse. Ainsi, qu’est-ce que le théâtre et d’où vient sa nécessité? La pièce ne livre qu’une approche sensible, personnelle de ce questionnement», confie la jeune femme en entrevue.

D’où le fait de mêler ici les points de vue qui constituent le théâtre – spectateurs, metteurs en scène, comédiennes (Yvette Théraulaz et Laetitia Dosch), dramaturges, couturière (Rosi Morilla), extraits de spectacle: Je suis un pays, dans une mise en scène de Vincent Macaigne, Bajazet, en considérant Le Théâtre et La Peste monté par Frank Castorf, Sopro imaginé par Tiago Rodriguez…

Ce que construit et déconstruit Boîte noire. Théâtre-fantôme pour 1 personne, c’est que la mise en jeu du théâtre implique des individus historiquement, socialement, topo- logiquement hétérogènes. On retrouve dans l’opus ce qui anime depuis ses débuts le collectif Rimini Protokoll fondé en 2000 par Stefan Kaegi notamment.

Soit l’expérience d’un dispositif qui modifie et enrichit la perception de la réalité; le recours à des personnes ou «experts» ici sous forme d’un flux de voix fonctionnant comme témoins de vies, d’activités et de pensées. S’impose alors le caractère fragmentaire du projet aussi important que la dimension liée aux témoignages. Face à un lieu théâtral que l’on croit connaître, il y a toute une remise en question de notre position et de nos attentes le concernant.

Roman de voix

De cafétéria en local ouvert par une porte dérobée et ignorée menant à la grande scène, de la régie technique à l’immense plateau faisant face à une salle désertée, du local technique en fenêtres démultipliées sur le parking du théâtre, la marche fantomatique se distille. Le regardeur et écouteur glane témoignages et souvenirs combinés à un vrai travail palimpseste d’atelier de création radiophonique avec des textes signés Stefan Kaegi.

L’engagement émotionnel de l’auditeur-spectateur semble libre, immédiat, plus ample que dans un spectacle traditionnel. Il est immergé dans plusieurs temporalités à la fois, dans une superposition de réalités singulièrement prenante. Avec ce sentiment de l’étranger dans le familier selon de multiples strates de vécus. La création ouvre à tout un apprentissage mobile, ductile, dynamique du regard, de la mémoire à co-construire avec ce roman de voix, pour parler comme le prix Nobel de littérature 2015, Svetlana Alexievitch.

Elle témoigne d’une large palette sensorielle autour de présences, manifestations et réalités passées dont celle de l’ouverture architecturale du lieu en 1964 qui sont convoquées. Ainsi le témoignage d’un assistant historique du metteur en scène né à Zurich en 1941, Matthias Langhoff, qui fit les belles heures de Vidy, parmi tant d’autres.

Boite noire. Jusqu’au 10 juillet. Rens.: www.vidy.ch