L’amour, ses vertiges et vestiges

SPECTACLE • Autour du lien amoureux, la compagnie franco-belge Amare signe « Quizas », le premier spectacle de danse-théâtre accueilli post-confinement sur sol genevois. Sensible et pertinent. Jusque dans son poignant hommage au philosophe marxiste français et aussi visionnaire amoureux, André Gorz.

"Quizàs" ou le lien amoureux décliné au fil d'une danse gorgée d'énergie. témoignages et textes littéraires. Photo: Jean-Marie Collavizza

Au détour de Quizàs («peut-être»), un tandem chorégraphique et théâtral consacre une belle réflexion en chansons de gestes et mots à l’amour conjugal. Au soleil couchant et en plein air, le duo dansé féminin composée de Maeva Lambert et Amandine Vandroth ouvre sa création sur les mots d’un documentaire radio. Il enchaîne les témoignages de ruptures conjugales en voix off. Ainsi un homme témoigne du choix de faire appartement séparé une relation fusionnelle.

Complicité

La pièce dansée fait é apert belle aux sensations extrêmes. Elles sont proches d’une danse viscérale, énergique et racée héritée du chorégraphe flamand Wim Vandekeybus. Maeva Lambert et Amandine Vandroth en furent les interprètes. Sans oublier le jaillissement d’un univers mental sous pression de sentiments exacerbés. Vertiges de l’amour obligent, la danse se au bord du déséquilibre avec ondulations sensuelles, graphiques et âpre virtuosité.

«La création s’est travaillée tel un puzzle avec des passages chorégraphiques écrits auxquels se sont ajoutés des séquences improvisées. Elles portent sur notre relation d’amitié entre interprètes et permettent de moduler sur des relations de couples imaginaires», explique Amandine Vandroth en entretien. D’où le fait que le public ne peut déterminer s’il s’agit de leur véritable récit de vie en duo. Ou d’une histoire d’amour à plusieurs âges.

Jusqu’au bout

Pieds raclant le sol, corps pliés, elles jouent ainsi deux «vieilles personnes». Après un travail sur l’épuisement par la danse perpétuelle, surgissent les paroles bouleversantes du philosophe français André Gorz sur une passion éternelle: «Tu viens juste d’avoir quatre-vingt-deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable…. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois». (La Lettre à D).

Toujours intensément amoureux depuis ce soir enneigé d’octobre 1947 où l’écrivain et essayiste avait invité à danser, celle qui partagea sa vie 58 ans durant. Le 22 septembre 2007, André Gorz, 84 ans, met fin à ses jours aux côtés de son épouse Dorine âgé de 83 printemps et atteinte d’une maladie incurable.

Partir à deux amoureux, plutôt que rester seul. Les mots pudiques et poétiques de ce pionnier de l’écologie politique. Les inséparables amants. Ils se sont aimés corps et âmes. Ce que dévoile avec justesse cet épisode de Quizas, c’est qu’André et Dorine se sont créé une place à part dans un monde qui leur était au départ déniée. «Nous avions besoin de créer ensemble, l’un par l’autre, la place dans le monde qui nous a été originellement déniée. Mais, pour cela, il fallait que notre amour soit aussi un pacte pour la vie.» Leur amour fut comme une expérience autant fondatrice que terminale.

Aux yeux de Maeva Lambert, Quizàs explore «l’amour éphémère, le sentiment fugace sans attaches. En regardant aussi, avec des yeux pétillants, l’amour qui a duré une vie de nos grands-parents. Comment lier ces deux vécus? A l’image de notre génération, nous sommes tiraillées entre le désir de se stabiliser, durer dans la relation amoureuse et un côté moins contraignant, plus libre

Amour flou

Pistant sa douce déraison, sa fièvre et sa folie, Quizas insuffle à l’amour le ton sauvage de ses interprètes. Les performeuses poussent le sentiment et l’état universels dans leurs retranchements. Pour en tirer une essence tendre, sensible et brutale, à corps, cris et crû.

«Cette performance porte sur comment l’amour peut rendre fou», confie Amandine Vandroth face public. Avant de s’interroger: «On parle de couple libre. Mais est-ce que la liberté ne nous aliène pas plutôt?» Ceci alors que sa partenaire scénique se coule dans la vrille, le tourbillon, le sauté grenouille évoquant le côté viscéral du Sacre du Printemps signé Maurice Béjart.

Et file ce théâtre dansé de rue aussi rythmique qu’érudit citant Henri Laborit (Eloge de la fuite) et Roland Barthes (Fragments du discours amoureux). Pour le coup de foudre et l’imaginaire amoureux, le duo sait se faire endiablé avec corde à sauter et champagne festif.

Libérer son «moi profond»

Le tandem artistique décortique non sans brio et ironie certaines facettes de l’amour. Qui n’est pas réductible aux clichés ni simplement synonyme de partage, respect, fidélité, confiance et réconfort. L’amour, suggèrent-elles, est un espace où chacun a la chance de libérer le «moi profond». Soit sa personnalité intime, authentique, ne pouvant s’exprimer dans «les rôles que l’on est tenu d’endosser au sein de la société», selon les deux artistes.

Au fil d’un irrésistible exposé gestuel et parlé à l’humour jubilatoire, on apprend enfin que le clignotement des yeux sous-tend le désir. Et que les «tétons» pointeraient instinctivement vers «la proie» ou l’être convoité. Du romantisme de l’amour éternel au papillonnement des désirs, Quizas prend le pouls de la relation amoureuse avec bonheur.

Bertrand Tappolet

Quizas. Théâtre de l’Orangerie. Parc La Grange, Genève. Du 31 juillet au 2 août. Renseignements et réservation obligatoire: www.theatreorangerie.ch