Drapeau noir: l’énergie de la performance collective

SPECTACLE • En plein air, la performance «Relay Unplugged» voit un trio d’interprètes évoluer et danser lentement avec un immense étendard fluide. Un spectacle ouvert à de nombreuses interprétations.

"Relay Unplugged". Performance en plein air signée de la chorégraphe canado-polonaise Ula Sickle développant la lenteur et la résistance autour d'un ample drapeau noir. LDD

La performance «Relay» est habitée d’une profonde mélancolie, voire d’une tristesse. Comme si l’immense drapeau-voile de la révolte ne pouvait dissimuler les deuils et douleurs qui accompagne ce mouvement flottant de résistance. Sa variante en plein air sans musique s’appelle Relay Unplugged.

La chorégraphe du spectacle, Ula Sickle, œuvre à la croisée de multiples disciplines: danse contemporaine, chorégraphie urbaine ou de concert populaires. Ses performances mettent au même niveau les interprètes et le public qui partagent le même espace. Elle recherche des formes codées culturellement pour les interroger, les subvertir et les décomposer.

En témoigne Extended Play cosigné avec Daniela Bershan. Misant sur la puissance et l’énergie déployées par les interprètes, la pièce dansée scrute et démonte les mécanismes du pop et du hip-hop. Le matériau chorégraphique est ainsi entraîné vers l’abstraction et le minimalisme. Transhistorique, le drapeau peut aussi évoquer les manifestions publiques, politiques, sociales et raciales de Black Lives Matter notamment.

Méditation et énergie

Aux yeux de la chorégraphe, «le drapeau noir est une forme ouverte et ambigüe de symbolique. Il incarne ou prend en charge la protestation, le désaccord, le deuil, une valeur pour laquelle il fait sens de se battre au sens large». Transhistorique, le drapeau peut aussi évoquer les manifestions publiques, politiques, sociales et raciales de Black Lives Matter notamment. «L’essentiel est que l’oriflamme puisse conserver son élan initial, étant porté par un collectif qui en prend soin. De se passer le drapeau tout en prenant le contrôle pour un temps donné. De l’action individuelle, on transite à la réalisation communautaire dans une poétique de la performance

Relay métamorphose le geste d’agiter en micro-mouvements décélérés et selon plusieurs niveaux de gravités du corps durant trois heures en place publique, un drapeau d’un noir de tulle tout en transparence et fluidité. Inlassable tournement autour d’un axe corporel, l’immense pièce de tissu tamisant l’espace, hybridant le corps à la protestation volatile de l’étendard. Qui se fait tour à tour voile, linceul ou suaire. Au gré des imaginaires. Une forme de méditation et d’incantation corporelle allant pour certains jusqu’à l’ennui.

La version originale de Relay de six heures se danse en intérieur. Les performeurs agissent alors avec «le minimum de vitesse possible afin de maintenir l’étendard en mouvement. La pièce mise ainsi sur la plus grande économie d’énergie imaginable. Ceci renforce le caractère méditatif de l’œuvre», souligne la chorégraphe. La qualité de lenteur mise en avant est donc en contradiction avec l’agitation frénétique de drapeaux à laquelle on peut assister lors de démonstration publique.

C’est une recherche d’énergie minimale, de micro-mouvements fluides en connexion directe, quasi moléculaire avec l’étendard. Ce dernier en devient une sorte de souffle, de respiration. A l’inverse, en extérieur c’est bien «le vent qui assure l’impulsion principale, un partenaire avec lequel il faut jouer».

Redonner présence

La performance est liée à la danse moderne américaine, dont la pionnière controversée est Loïe Fuller (1862-1928), icône du Paris de la Belle-Epoque célébrée par Mallarmé, Toulouse-Lautrec et Rodin. Par des manipulations cinétiques de draperies rattachées à la comédienne, danseuse et chorégraphe, son apport essentiel est d’avoir mis en relief les liens entre corps vibratoire et espace. Et d’avoir scénarisé plus que chorégraphié leur dialogue en lien avec la naissance du cinématographe, créant les premiers effets visuels fantomatiques autour de la danse. «Le corps du danseur jette dans l’espace ses vibrations», constate-t-elle.

Le plus marquant dans l’opus d’Ula Sickle est qu’il redonne présence, temps et dignité à celles et ceux qui portent le souffle de la protestation et de la révolte contre les injustices à travers le monde. Les heures que durent Relay permettent de mieux saisir l’épaississement de ce qui est visible: le retour, la continuation, le refoulé, la confirmation, la dilation, l’extension, la concentration, l’abandon, la reprise… qui tendent vers la précision et la justesse à même d’obtenir l’effet de Présence.

Du punk aux droits humains

Si l’oriflamme peut ramener plus lointainement à la piraterie, l’anarchisme ou au mouvement punk, le noir comme couleur réfère historiquement aux «manifestations noires» de l’automne 2016 devant le Parlement polonais.

Le 1er octobre 2016, elles étaient ainsi venues habillées de noir crier leur colère et dénoncer la majorité ultraconservatrice du PiS (Droit et Justice) voulant voter un projet de loi citoyen pour l’interdiction totale de l’avortement dans le pays. La mobilisation s’était faite notamment via les réseaux sociaux autour du mot-clé #CzarnyProtest («Protestation noire»).

Créée en 2018 dans plusieurs versions (avec ou sans musique et éclairage stroboscopique) en intérieur ou extérieur, Relay se déploie maintenant sur la Place de la Riponne. Réunis en ce lieu tellurique des protestations publiques le 13 juin dernier, les manifestant.e.s au nombre d’un millier, surtout des jeunes vêtus de noir originaires notamment du Gabon, Sénégal et Congo ainsi que des métis, répondaient à l’appel du Collectif des associations afro-descendantes de Suisse romande. La foule a observé le silence pendant 8 minutes 46 secondes, le temps de l’agonie de George Floyd, un genou à terre et un poing levé en hommage à l’afro-américain assassiné le 25 mai de cette année.

Pour ce geste singulier, à la fois individuel et choral qu’est Relay Unplugged, les danseurs sont de haut niveau. Ainsi la Péruvienne Amanda Barrio Charmelo, qui mêle minimalisme et musicalité du mouvement. On compte aussi Liza Baliasnaja, danseuse et chorégraphe originaire de la Lituanie ayant collaboré avec l’artiste hongroise jouant avec la mémoire historique derrière la danse, Eszter Salamon et les célèbres Ballets C de la B. Enfin Mohamed Toukabri danseu, performeur et chorégraphe travaillant avec des artistes tels que Anne Teresa De Keersmaeker, Sidi Larbi Cherkaoui ou Jan Lauwers.

Bertrand Tappolet

Relay Unplugged. Festival de la Cité. Place de la Riponne. Samedi 11 juillet de 15h à 18h. Site de l’artiste: www.ulasickle.com