Danse en plein air et métamorphoses

SPECTACLE • «Morphose» du tandem chorégraphique lausannois formé par Corinne Rochet et Nicolas Pettit permet à la danse romande de renouer avec l’espace public post confinement. Un joyau d’épure abstraite et mythologique autour du couple. A voir à l’Esplanade de Montbenon.

"Morphose" de la Compagnie lausannoise Utilié publique. Ou l'art des métamorphoses fuies de Corinne Rochet et Nicolas Pettit. Photo: Jean-Sébastien Monzani

Au détour de «Morphoses», le pas de deux que mène Corinne Rochet et Nicholas Pettit au sein de leur Compagnie Utilité Publique à la scène comme à la vie débute par simple balancement de figures chorégraphiques archaïques. En parfaite synchronie chaque interprète projette une jambe vers l’avant puis l’arrière. On songe, un temps, à un échauffement ou l’esquisse d’une pièce à venir en danse néoclassique plus que contemporaine.

Mouvement en voie d’apparition

La séquence est menée tel un exercice à une barre imaginaire. Elle est accompagnée d’une bande son venteuse électro sourde et inquiétante avant de devenir pluvieuse et de se métamorphoser en pulsation cardiaque. La chorégraphie piste et traduit « le moment où le mouvement commence s’inscrire, à se dessiner, mais ne se définit pas entièrement. Loin de vouloir imposer une narration et lecture au public, nous voulions être dans l’idée de sensation, d’image », souligne en entretien la chorégraphe et danseuse Corinne Rochet.

A l’instar de Jour de lenteur (1937), la toile surréaliste empreinte d’un onirisme d’une subtile élégance de ses formes molles de Jean Tanguy, source d’inspiration de la danse, Morphoses travaille sur quelques lignes traits, points d’accroches et impressions. La feuille de pays froissée, concassée vent dissimuler le visage, le métamorphosant en une étrange créature à mi-chemin entre la forme et l’informe.

 Métamorphoses

Sans oublier « d’esquisser des ouvertures de pensées ou de voyages ». Laisser ainsi le spectateur libre d’aller dans son imaginaire. Les regardeurs ne font-ils pas les tableaux selon l’intuition de Marcel Duchamp ? C’est aussi la lenteur qui marque les portés dans une rotation décélérée continue des danseurs. Portés de l’homme par la femme, tête vers le sol, pareil à une aiguille. Et de la femme par l’homme. Belle idée égalitaire de prendre le temps de soupeser l’autre, de le soutenir au sein du couple dans un jeu égal de forces, de renversements et révolutions.

Les chorégraphes ont aussi librement puisé dans l’univers d’Ovide. Inspiré des auteurs de l’époque Hellénistique, Ovide a signé un long poème épique, Les Métamorphoses. Il retrace quelques 250 légendes mythologiques qui narrent les transformations d’hommes ou de dieux en plantes, en animaux, en minéraux… Ainsi l’opus dansé est-il organisé par chapitres. Il  suit, par exemple, l’aventure des Géants qui voient l’humanité en surplomb des cieux et le déluge ou temps du chaos. Avant de dévoiler ce qui reste de traces sur la page modelée, froissée par le corps et s’imprimant sur les contours du visage entre autres.

Ouverture limitée

A découvrir à l’Esplanade de Montbenon, célèbre parc central lausannois fiché entre Palais de Justice, Cinémathèque suisse et statue de Guillaume Tell, le duo Morphoses créé en 2015 impressionne par sa rigueur, son inventivité et son caractère graphique. « Sortir cette pièce de la boite noire traditionnelle du théâtre, c’est lui ouvrir des possibilités scénographiques toutes nouvelles, inédites. C’est à la fois une rencontre avec l’ouverture et une réalité rigide, tenue. Cette dernière est dictée par les conditions sanitaires actuelles : réservation obligatoire, dépôt de cordonnées personnelles permettant la traçabilité du spectateur… »,

Le duo Morphoses se redéploie ainsi dans le cadre notamment de la plateforme CultureDebout! recensant les actions et les initiatives organisées par la scène culturelle lausannoise. Et de Riposte!, ce dernier geste programmatique se voulant une réponse à la pandémie d’un « collectif d’actrices et d’acteurs culturels lausannois pour proclamer la vitalité artistique du terreau créatif local », comme il se dépeint lui-même.

Danser depuis la crise multiforme

La danse est un ensemble aussi pictural, sculptural que pulsionnel de lignes fléchées courbes et volumes de corps tournoyant lentement sur eux-mêmes. Il s’agir de contraindre le mouvement, le limiter, l’empêcher de s’écrire pleinement. A sa création, la pièce dansée abordait des situations de crise tant intime que sociale, politique et environnementale.

La pandémie encours a ainsi confirmé les intuitions de gestes limités, interrompant tout mouvement avant son plein développement ou son terme de Morphoses.  « Cela fait bien longtemps que nous sommes sortis des Trente Glorieuses (1946 à 1975) et la croyance en un progrès illimité, une forte croissance économique sans se soucier des impacts environnementaux. D’où la nécessité de repenser tout un système et la manière que nous avons de surconsommer », relève Corinne Rochet.

Epurer la danse

Du besoin de se délester d’un surplus de matériaux et productions manufacturées est née l’idée de la rencontre avec la matière papier. Un papier qui se recycle se fait, se défait, et se déchire violemment. A l’image d’une chorégraphie déclinant les anatomies qui se plient, se déplient, tout en transformant les formes. « Faire et défaire, introduire un élément nouveau – la feuille de papier – n’est-ce pas le principe même de ce qui nous occupe en tant qu’individu ? On construit pour déconstruire puis reconstruire. Et ainsi à chaque fois se renouveler. »

La morphose, c’est littéralement le moment d’avant la forme, la page blanche. Elle est d’abord portée sur la tête par les deux danseurs. Et repliée en éventail. On pense à une coiffe rituelle, un iroquois ou origami géant de papier. L’image peut évoquer de loin en loin le célèbre tableau de peintre maniériste Giuseppe Arcimboldo peint vers 1570, Le Bibliothécaire. Dont la silhouette même du buste est composée d’un empilement de livres reliés et d’objets les concernant.

Impulsions dansées

Présenté en août, Fizz, autre duo de la Compagnie Utilité Publique s’axe sur « la recherche du bonheur fugitif, individuel ou à deux. Le plaisir peut être autocentré, égoïste ou partagé au sein du couple », explique Nicholas Pettit. Modulant le va-et-vient et le sautillement notamment, le mouvement est ainsi marqué par une frénésie électrique, une prise d’énergie comme une suite d’impulsions.

Au coeur du travail artistique, il y a aussi des  règles du jeu instaurées, celles « de faire danser les langues, ses cheveux, la lumière, tenter de s’asseoir sur l’autre ». Explorant la naissance et l’évaporation des formes, la compagnie lausannoise se concentre sur l’alternance entre construction et déconstruction du geste et du mouvement.

Bonheur transitif

On s’entend sur le caractère transitoire et le côté illusoire du bonheur, mais, alors que pour les uns il constitue une voie possible et souhaitable, pour d’autres c’est une prétention dérisoire ou insensée. Fizz ne tranche pas. Préférant une forme de lâché prise dans la danse correspondant à l’état d’abandon, de vertige, d’ivresse lié à la félicité.

Bonheur d’une danse que l’on croirait tout droit issue des transes de Woodstock, côté histoire. Un épisode suivi d’une chasse enfantine au corps fragmenté  grâce à de petits lumignons qui agitent leurs pinceaux lumineux dans l’obscurité. Il y a donc cette atmosphère de désir un peu fou de renouer avec les temps de l’enfance. Où l’être se sent encore libre de pouvoir explorer toutes formes de réalités et lieux. A la source et au terme de toute vie, l’Enfantin mène alors sa danse, éternelle et éphémère, joueuse et jubilatoire.

Bertrand Tappolet

Morphoses. Scène de la Verdure, Parc Montbenon, Lausanne. 18 juillet à 20h. Avec Corinne Rochet et Nicholas Pettit. Fizz. Parc Montbenon, Lausanne 8 août à 21h. Interprètes : Solène Schnüriger et Nicholas Pettit . Réservation obligatoire sur : www.culturedebout.ch/action/riposte/