Une «Tempête» d’émancipations

SPECTACLE • L’esprit invisible des airs exploité, l’indigène spolié et la fille qui doute mettent en avant leurs désirs libérateurs dans «La Tempête» d’après Shakespeare montée par Sandra Amodio.

Miranda (Zoé Schellenberg) à l'écoute de ses intuitions sensibles dans "La Tempête " d'après Shakespeare mise en scène par Sandra Amodio.

Pour la première pièce visible après (semi-) confinement et au cœur de temps incertains qui désespèrent, La Tempête (1611) est l’œuvre idéale pour réfléchir aux limites de l’emprise humaine sur le monde et à sa disparition. «Sans laisser de traces. Nous sommes de la substance dont les rêves sont faits, et notre petite vie est entourée de sommeil», conclut ainsi Prospero, le duc de Milan renversé, exilé devenu tyran insulaire aux pouvoirs magiques implacables.

Un ring de sable, des gaffes en bambous tels de mobiles et marionnettiques mikados retenus par des fils invisibles. L’ensemble est douché par un sfumato lumineux et brumeux. Telle est la scénographie qui accueille la shakespearienne Tempête en la mise en scène de Sandra Amodio. Pour l’ultime pièce testamentaire de son auteur alors au crépuscule de sa vie, la version française écrite en 2017 par Dorothée Zumstein fait boussole. Aux yeux de la metteure en scène, son «côté actuel, concert, direct» fait la part belle à l’émancipation de sa seule figure féminine, Miranda, fille de Prospero.

Destinée féminine émancipée

Saluée au 18e siècle par le poète Coleridge pour incarner les plus «hautes vertus féminines» (pureté, bonté, don intégral de soi, culte du beau…), la virginale adolescente de 13 ans, l’Eve d’avant «la faute originelle» n’est dans cette traduction plus condamnée à servir de matrice à produire les héritiers du Prince Ferdinand. Soit à subir le joug d’un mariage liberticide. En lieu et place du démiurge Prospero ayant abdiqué ses pouvoirs pour s’en aller mourir en son duché de Milan, elle clôt même la pièce.

Ainsi elle prononce a capella en italien les paroles de L’immensità, titre rhythm‘n’blues interprété notamment par Milva. «Toute ma vie, je ne serai jamais/Et un jour, je saurai/Pour être une petite pensée/Dans la plus grande immensité/De son ciel». La jeune femme semble faire le choix de n’être que pensée, souvenir dans l’immensité de la nature et du monde. Voire dans l’esprit de son amant, le duc Ferdinand, auquel elle refuse, effrayée, tout consentement à une nuit de chair et de noces qui scellerait son asservissement volontaire.

«De son libre-arbitre, elle décide de ne pas suivre Ferdinand et de quitter l’île. La pièce originelle, elle, ne lui offre guère d’horizon, excepté son départ pour devenir la chose de son époux. Elle porte l’image d’un monde que je souhaite plus féminin et non féministe. Où les intuitions, l’émotion, la sagesse auraient plus de place», précise la metteure en scène Sandra Amodio.

Maître des marionnettes

Venue du théâtre de marionnettes, l’artiste neuchâteloise n’a de cesse depuis ses débuts de redessiner la lisière entre l’animé et l’inanimé, la vie et le songe. Quitte à délaisser les rivages de la psychologie pour un jeu somatique empli de pulsions énergétiques. De La Plaie et le couteau d’Enzo Cormann autour de la personnalité criminelle et tortionnaire de Gilles de Rais, compagnon de Jeanne d’Arc à cette Tempête, on retrouve aussi ces stases ramassées des comédien.ne.s. Leurs personnages immobiles semblent alors attendre la main de leur manipulateur.

«Confiné» en cette île. Dès l’entame, Prospero (excellent Roberto Molo) silhouetté en ombre incertaine pose le cadre de son exil insulaire contraint. Doté d’un immense manteau rappelant de lointains folklores autant que le double sous forme d’habit investi de ses pouvoirs ensorcelants. Chemise baillant, gilet fatigué et boxer kaki surmontant des portes chaussettes, la mise dit autant le colon enfiévré que le magicien autocratique.

On pourrait dire que le Noble a réduit l’esprit du lieu, Ariel, à un esclavage temporaire. Ce serait oublier qu’Ariel ne prend forme qu’à l’appel de Pospero. Davantage présence insaisissable que caractère, il s’exprime intelligemment ici par une choralité de trois voix off. Et fait palpiter les lumières des bambous. La mise en scène suggère que tout le spectacle ne serait que sorti de l’imaginaire du duc déchu, le faisant tenir en lisière des scènes jouées.

Tout cela vient naturellement de la célèbre tirade du sorcier en forme de memento mori et buchers des vanités, d’une grande acuité à l’ère de la pluralité d’effondrements en cours : «Le spectacle est terminé. Nos acteurs étaient des esprits. Tous sont volatilisés – il ne reste rien d’eux. (…) le grand théâtre du monde lui-même. Et tous ceux qui en hériteront – tout cela disparaîtra». Partant, Prospero est le montreur et le manipulateur de ses marionnettes. Mais apparaît aussi crucifié tel un épouvantail à ses propres pouvoirs magiques emblématisés par un immense manteau de berger aux manches démesurées. Cet habit ne le métamorphose-t-il pas en pantin saisi de transes psychédéliques ?

Bifide Miranda

Comme puisée d’un dessin animé manga, Miranda est campée par Zoé Schellenberg. Yeux qui roulent, timide sourire candide, telle est la candeur évoquant de loin en loin la jeune Amber Heard dans le Teen-slasher, Tous les garçons aiment Mandy Lane de Jonathan Levine. Voyez-là qui résiste avec l’acharnement arcbouté d’une enfant qui ne veut être mise à terre, maintenant qu’a sonné l’heure du sommeil fruit du sortilège paternel.

Mais elle se révèle aussi méprisante comme une lame. Rejetonne de colon, elle ne voit en Caliban qu’un natif irrécupérable à toute «éducation civilisatrice», un monstre. Il est vrai que le sauvage ici servi par l’acteur syrien Wissam Arbache avec tirades en arabe n’aspire qu’à abuser de la Vierge pour repeupler le caillou insulaire de «petits Caliban», nouvel Eden indigène qui naîtrait du viol.

Tour de force artistique

Hors Prospero, Miranda et l’esprit Ariel, souffle éthéré intégré dans les éléments et le paysage, les autres comédien.nes vont se dédoublant. Pour jouer ici le colonisé, Wissam Arbache en Caliban, là les colons Wissam Arbache (Ferdinand, prince de Naples), Rebecca Bonvin (l’intendant Stephano ; Sébastien, le frère d’Alonso), David Casada (le bouffon Trinculo ; Antonio le frère de Prospero qui a usurpé sa place), Susan Espejo (le courtisan Gonzalo, le roi de Naples Alonso). Et l’effet miroir entre mondes et rôles, du mélodrame maffieux à la commedia dell’arte et au tragique social,  métaphysique, n’en est que plus saisissant.

On ne saurait taire enfin que la femme de théâtre Sandra Amodio, faisant œuvre de pionnière, a respecté les mesures de distanciation conseillées sous Covid-19, dont l’absence de baisers, contacts rapprochés et autres enlacements frontaux. Ceci tout en devant composer avec des soutiens financiers à la baisse pour cause de crise sanitaire et économique. Ce tour de force théâtral n’est pas une mince affaire tant en répétitions qu’au plateau puis lors de tournées. Il mérite ainsi d’être salué.

Bertrand Tappolet

La Tempête. Théâtre de l’Orangerie, Genève. Jusqu’au 30 juillet. Théâtre populaire romand, La Chaux-de-Fonds, les 11 et 12 septembre. Rens. : theatreorangerie.ch, www.tpr.ch et www.lecollectifdupif.com