Rêves, enfance et deuils

CINÉMA • Le Festival de Locarno a retenu l’œuvre surréaliste de la réalisatrice grecque Jacqueline Lentzou influencée par la conscience déchirée d’un Albert Camus. Rencontre avec un regard enfantin porté sur le monde comme consolation en ces temps impossibles.

"The End of Suffering. (A Proposal)" - "La Fin de la souffrance (Une Propsoition") . Un sidérant et déroutant dialogue entre une jeune femme en plein désarroi et l'Univers.

La crise pandémique laisse souvent les être déboussolés, tourmentés par des questions sans réponses. Au cœur de perspectives incertaines et sous une menace diffuse, multiforme, constante. Dans la pluralité des effondrements en cours, qu’est-ce que l’on peut encore poursuivre et interroger seul ou ensemble? Comment notre «identité humaine», se conçoit-elle au-delà des crises, malgré la hantise du désastre, de la catastrophe et de la fin. Parmi les courts-métrages sélectionnés pour le Pardo de demain, La Fin de la souffrance (Une Proposition) de la cinéaste grecque Jacqueline Lentzou met en scène un singulier et apaisé dialogue entre l’Univers et une femme paniquée.

L’œil découvre Sofia (Soffia Kokkali aux émotions ductiles), le visage tourmenté, froissé au bord des larmes, assise dans un wagon. Elle semble éperdue. Anxieuse jusqu’au malaise pour le moins. La jeune femme est suivie par une caméra flottante passant du flou au net, cadrant puis décadrant dans les couloirs souterrains. Sans transition, on passe à son dialogue en voix off avec l’Univers. Le tout sur fond d’images de carrière désaffectée, fonds marins, ciels étoilés aux astres dessinant leurs sillages. Une séquence aussi kitsch que le plan final évoquant les «univers parallèles» en forme de carte postale céleste du blockbuster ensablé dans les clichés, La Plage, signé Danny Boyle.

Rêve éveillé

Liée mythologiquement à la guerre, l’astre révèle à la jeune femme désorientée être un lieu dédié à l’amour. Il ne connait ainsi ni la peine, la perte, la souffrance ou le deuil. Encore moins la blessure chez de guerriers.ières de l’amour n’ayant jamais verser le monde sang. Monsieur Univers révèle alors à Sofia qu’elle serait de cette origine martienne. «J’ai voulu créer un « pseudo-documentaire » d’endroit inconnu, une planète dont nous ne saurions rien. Je souhaitais que le film ressemble à ces vieux documentaires tournés avec d’antiques caméras. Donc sans les plans grandioses qu’ont certains films du réel d’aujourd’hui», explique la cinéaste âgée de 31 printemps en interview depuis la Crète.

«Je me souviens très bien, enfant, avoir regardé de tels documentaires pendant l’été et de m’être endormie progressivement. Je rêvais alors des animaux ou des lieux que j’avais vus. C’est ce que je voudrais qu’il arrive aux spectateurs. Rêver.» Le cinéma de Jacqueline Lentzou comme sa vie sont tissés des fils de l’enfance. Qui n’a rien de nostalgique étant une source vive d’énergie et un véritable embrayeur d’imaginaire artistique.

Sur les traces de Camus

Le film expérimental s’inscrit pleinement dans l’expérience de l’absurde dépeinte par Albert Camus, écrivain fétiche de la réalisatrice. Elle conduit à une double défaite de la sensibilité – qui sent exilée ici littéralement sur une planète n’étant pas celle de l’héroïne – et de l’intelligence – qui se sent impuissante. En dialogue avec Sofia, la voix de l’Univers revient ainsi sur le ferait qu’il est vain d’essayer de comprendre, de faire sens par la pensée rationnelle. La cinéaste a donc pleinement retenu l’intuition de l’auteur de l’Homme révolté. Les limites de la pensée proviennent pour Camus de ce que «ni le réel n’est entièrement rationnel ni le rationnel entièrement réel».

A l’instar de Camus, Jacqueline Lentzou est restée celle qui consent à s’émerveiller du monde, celle pour qui l’absurde conserve son «envers» d’enchantement. De fait, les plans proches d’une imagerie de clip pop de fleurs à connotation organique montés en alternance avec des images du nombril, d’un bleu ou de la langue tirée de Sofia nue et fragmentée dans La Fin de la souffrance… Mais aussi les feuilles d’une plante verte parcourue en très gros plan comme le paysage d’une planète (Hiwa) ou les tortues dans La Fin…, Hiwa, et Hector Malot: Le dernier jour de l’année. De l’écrivain qui se méfiait du langage et de l’expression. La réalisatrice a retenu que c’est à travers la représentation fragmentée, somatique du réel que peuvent naître des significations ne s’intégrant à nul ordre rassurant. Elles demeurent à l’état d’interrogations, d’inattendu ou de protestation.

« The End of Suffering (A Proposal) »

Guerriers de l’Amour

Le court-métrage, La Fin… se réfère à l’imagerie mythologique guerrière liée à la planète Mars et à sa perception d’astre rouge. Ironiquement, cette évocation colorée s’accompagne d’un rideau de pellicule carmin tombant lentement sur l’image noir-blanc. Tout atteste le désir de prendre en charge le réel à travers la distance d’une figuration symbolique doucement subvertie.

En témoignent des athlètes à l’entrainement au stade devenus des guerriers de l’Amour sur Mars rendus dans forme d’icone de statues qui reprend l’esthétique du corps sportif héroïsé pour des dessins propagandistes de Leni Riefensthal dans Olympia ou Les Dieux du stade (1938). Ceci tout en l’amenant radicalement ailleurs, cadrant une lanceuse de javelot afro-ascendante. La voix de l’Univers souligne que ces athlètes n’ont versé nul sang et causé aucune souffrance ni dévastation et qu’ils ne luttent que pour l’Amour. Le film est d’ailleurs décrit comme une «symphonie planétaire pour Mars, où les gens rêvent, se réveillent et se battent pour l’amour».

Olympia ou les Dieux du stade reste comme une pièce à charge dans le dossier de l’exploitation politique du sport à grand spectacle. Mais aussi un objet filmique de fascination-répulsion et d’interrogation pour des générations de cinéastes. «Guerre et sport ne font qu’un», disait Cari Diem, l’organisateur de l’olympiade nazie et commanditaire du film de Leni Riefenstahl. «La guerre est le plus ancien et le plus noble des sports

Dans la Grèce de l’Antiquité, le sport se veut aussi une préparation à la guerre. Le cas des Spartiates est révélateur, mais la participation aux exercices du gymnase à l’époque hellénistique est un enjeu politique et militaire. Le travail de Riefensthal a été la première référence quand elle a songé à cette scène des athlètes. «D’une certaine manière, elle a réussi à dépeindre les athlètes d’une manière si intéressante que n’ai pas revue depuis. D’habitude, je m’ennuie à regarder du sport. Dans son film, ils sont comme des dieux anciens, et c’est ainsi que j’ai voulu dépeindre les habitants de mon Mars imaginaire».

« The End of Suffering (A Proposal) »

Deuil indicible

En 2017, le moyen métrage Fox explore la joie innocente puis la décomposition d’une famille sous les coups de boutoir d’un double deuil – la chienne familiale Lucy, morte de vieillesse ou maladie, puis la mère décédée dans un accident de voiture.

Une grande villa décatie à Athènes découvre une mère et ses trois enfants. C’est l’été. Un adolescent au corps tatoués exerce son corps à la barre. Sur son dos un tatouage, un œil dans un triangle. Soit la Sagesse qui observe et prévoit le principe du Bien qui fixe le Mal pour le vaincre. Il évoque la Lumière devant un jour dissiper les ténèbres dans lesquels se débat encore la douloureuse Humanité.

Habilement la cinéaste filme cet exercice de puissance filiale face à la mère qui s’en va rejoindre son amant la faisant souffrir comme le dos de Will Smith en musculation dans Je suis une Légende. Ou plutôt celui du prisonnier incarné par Robert de Niro dans Cape Fear. Du muscle et un vêtement de peau incarné, un corps tatoué de symboles métaphysiques et récits de vie.

Sur le départ, la mère affronte la violence possessive et protectrice du fils. «Ah non tu ne vas pas encore aller chez celui-là!». La caméra virevolte autour des personnages fragmentant corps et espaces. Tout est en surexposition ou contraste appuyé. Le spectateur est maintenu dans une curiosité tâtonnante et un vertige permanent. Comme le messager tragique, on entend les sonneries du téléphone annonciatrices de la mort maternelle et que le fils en échappée libre ne veut pas décrocher.

Montage alterné

Souvent dépeinte comme laissant les situations très ouvertes, Jacqueline Lentzou convoquent des raccords signifiants voire mainstream. Pourquoi pas au fond? Le fils fume la cigarette que la mère n’a pu allumer, suscitant sa distraction et son accident fatal de la route. En contre plongé, un plan dévoile la voiture maternelle emboutie dans un arbre, refigurant possiblement la fin du jeune prix Nobel Camus s’écrasant en Porsche contre un platane, mais à la place du mort, lui. Plan suivant : les enfants et le fils dévorent leur pizza devant l’écran. Deux temps simultanés sous un même point de vue surplombant.

Comme Camus, le personnage du fils ne veut ni consentir au monde – ici de la mère ou de la paternité par absence maternelle – ni le nier. Il est pris entre un mouvement d’adhésion (le diner pizza devant la tv, la danse et les jeux d’eau, la sieste avec ses jeunes frère et sœur) et un mouvement de refus. Soit la rageuse et poignante scène de l’ensevelissement de l’animal défunt par le fils, Ceci en dépit des protestations enfantines le suppliant attendre le retour de la mère qui les a mis au monde et doit assurer les rites de passage.

« Fox »

Scène clé

«Cette scène est la clé. C’est la première image. C’est ce qui m’a obligé à écrire le scénario lors d’un voyage en train de Thessalonique à Athènes », s’enthousiasme l’artiste. « J’avais assisté au premier enterrement de ma vie, celui de  la personne qui m’avait élevée. C’était un moment tellement surréaliste pour moi, ne sachant pas ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Qui était la personne dans le cercueil? Ma personne? Que faisions-nous? Quelle était cette cérémonie? Qui étaient ces gens autour de nous? J’étais tellement en colère, exactement comme le fils dans Fox que j’ai pris la pelle et commencé à enterrer. Tous les bruits s’étaient arrêtés pour moi, j’avais besoin d’exorciser ma douleur.

Elle confie avoir littéralement recréé la scène, mais avec un chien. «Je voulais être sur le visage du fils et construire une fine ironie – il enterre l’animal avec une telle intensité, mais très bientôt il devra enterrer sa propre mère. C’est l’absurdité de la vie. C’est pour cela que j’aime Camus

L’Enfantin et le coeur

«C’est une réaction métabolique. Mon moi enfant, avec ses yeux brillants de terreur ou de joie, me donne des souvenirs de douleur et mon moi adulte les transforme en art», avance la cinéaste. Depuis ses débuts en 2013, l’essentiel du cinéma de Jacqueline Lentzou est lié à la notion d’Enfantin abordée par touches successives.

En témoignent le spectacle de promotion scolaire en vidéo low-fi montrant une bambine déclamant un conte peuplé de licornes pour Hector Malot… et la fable lue d’un renard au début de Fox. L’Enfantin est cette ombre portée dans laquelle les impressions et les expériences, les vécus et les sensations de nos premières années viennent troubler, travailler notre présence au monde et aux autres à l’âge adulte. Il ne s’agit pas de souvenirs, mais de blocs perceptifs qui sont la clef de notre singularité, de notre style.

Son «moi enfant» est moins une énigme, une hantise en forme d’enfantôme qu’une initiation au regard, à la redécouverte sensible du présent (la douleur ou l’étonnement des premières fois) et une source intarissable de créativité. «Mon enfant est un survivant. Et tout ce que je sais, c’est que les survivants transportent une énorme variété de matériaux. Aiguisés et doux, texturés ou lisses. Ces matériaux sont ma source. Un mélange de souvenirs, d’images et de sentiments intenses. Pour moi, l’enfance est comme une immense source d’eau, mais située en mon cœur. C’est de cet endroit qu’arrivent toutes les idées, les visions et les écrits.»

Avec la cinéaste, l’amour se dessine comme subversion de la stabilité, de l’ordre, de l’identité qui sont réglés selon les lois du jour. Et ignorent la passion pour la nuit, la lune – des motifs constants dans son cinéma. Nuit qui engloutit toute stabilité, certitude et identité diurne afin que l’amour puisse parfois y trouver son chemin.

« Hector Malot: The Last Day of the Year »

Chacun cherche sa place

Les images et effet spéciaux artisanaux proche d’un diorama de Musée d’histoire naturelle des années 70-80 de La Fin de la souffrance… suivent pertinemment une séquence captant la lente trajectoire descendante d’une fusée de détresse rougeoyante dans la nuit du monde. Cette dernière est métaphoriquement celle de Sofia au bord de l’asphyxie, lançant sa balise d’alerte dans une détresse absolue comme des millions de femmes et d’êtres submergés par une angoisse rémanente. Sur Terre. En Méditerranée. Ou ailleurs. Celle de ne plus être, trouver un sens à sa présence ici et maintenant, survivre, trouver place et identité dans un monde indifférent.

Il n’y a pas de place pour Sofia la protagoniste principale (Soffia Kokka cautant complice avec son chien qu’étrangère aux humains). Elle est en porte-à-faux avec toute relation sociale pesante, contraignante ou conjugale déceptive dans Hector Malot: Le dernier jour de l’année, précédente réalisation de la cinéaste grecque primée au Festival de Cannes (2018). Elle ne trouve pas davantage sa place dans l’habitacle d’une voiture avec ses amis, le dernier jour de l’an. Chacun s’y interroge vainement, absurdement, sur le vrai nom de l’auteur de Sans famille, récit de type picaresque avec réinsertion finale du héros-victime dans la société. Son caractère naïf le destinait à la lecture enfantine. Car c’est bien ce que déconstruit le film : une œuvre du 19e s. à caractère naturaliste, didactique et moralisatrice utilisant toutes les recettes roman de mœurs édifiant, dit « roman d la victime» très en vogue sous le Second Empire

Il y a désormais une place pour Sofia dans La Fin de la souffrance «C’est la totalité de l’univers, la totalité du monde qui se trouve à l’intérieur d’elle-même. Elle n’a pas besoin d’appartenir à une photo, comme dans le film précédent, elle n’a pas besoin d’appartenir à une étreinte ou à une famille. Elle l’a en elle. Et c’est le plus précieux des trésors», conclut Jacqueline Lentzou.

Bertrand Tappolet

La Fin de la souffrance (Une Proposition). A voir sur:  www.locarnofestival.ch. Jusqu’au 15 août.