Manifestez et rentrez dans le rang

Genève • Le droit constitutionnel de faire entendre sa voix dans la rue est mis sous pression.

Vendredi dernier, deux cents personnes se sont réunies à Genève sous une pluie battante, pour la traditionnelle Critical Mass ou «Masse critique». Cette manifestation née au début des années 90 aux Etats-Unis, consiste à se retrouver en nombre à bicyclette, chaque dernier vendredi du mois, afin de circuler dans la bonne humeur. Et par là revendiquer une amélioration des conditions de circulation offertes aux personnes qui n’utilisent pas de moteur pour se déplacer.

Selon les plus anciens participants, le nom de «Masse critique» aurait été décliné en référence au nombre de vélos nécessaires pour s’insérer dans le trafic motorisé dans les pays à faible signalisation routière. Ce soir-là, ces amoureux.ses de la petite reine ont atteint ce point critique et renversé l’ordre établi de la circulation automobile. Ils.elles n’avaient plus à patienter de longues minutes à un stop pour s’insérer dans le trafic, à raser les murs sur des pistes cyclables où empiètent d’imposants 4X4. Ils.elles régnaient, en autogestion et sans autorisation, sur la route. En valorisant la mobilité douce, en pleine crise climatique, pas de doute, la révolte de ces manifestant.e.s risquait fort de tourner à une véritable «vélorution».

Face à ces «cyclo-révolutionnaires», les autorités ont donc dépêché la maréchaussée qui a rapidement rétabli l’ordre. Une trentaine de minutes après le départ, une première contravention est dressée pour «entrave à la circulation». Malgré cette première sommation, le mouvement se poursuit. Vingt minutes plus tard, une ligne est dressée par les pan- dores sur le pont de la Coulouvrenière qui mène à la gare. Parvenus à un carrefour, plusieurs individus sont saisis et isolés de la foule qui scande «police partout, justice nulle part!».

C’est le cas de Théo*, universitaire qui témoigne: «Arrivant parmi les premiers, mon attention a été attirée par un jeune qui m’a paru se faire molester par la police. J’ai pensé qu’il avait dû faire un doigt d’honneur ou autres et qu’il se faisait malmener en conséquence. J’ai alors senti qu’une policière m’agrippait». Selon l’agente qui l’a interpellé, il écopera lui aussi d’une contravention pour entrave à la circulation. «J’aurais empêché la circulation d’une ambulance», explique-t-il. Le jeune homme affirme l’avoir vue. Mais elle «semblait à l’arrêt et n’a émis aucun signe d’urgence».

A sa décharge, des participants nous expliquent qu’il est pour règle implicite évidente de laisser passer les véhicules d’urgence et les transports en commun. Un policier explique alors à un autre manifestant: «Je crois que l’on va vous déclarer en contravention pour le refus d’ordre». Quelques minutes après et une dizaine d’amendes délivrées, les manifestant.e.s se sont peu à peu dispersé.e.s et l’ordre (motorisé) a repris ses droits.

Des bâtons dans les roues

Si ces dernières années, les forces de l’ordre étaient déjà présentes et qu’il leur est arrivé parfois de distribuer quelques amendes, les ultimes éditions de «la Critical» semblent montrer un durcissement dans la stratégie des autorités. Alors que celle de mai a été empêchée en raison de la pandémie, lors de celles de juin et juillet, l’on dénombre respective- ment une dizaine et une vingtaine de contraventions. Interrogé par la RTS, le porte-parole de la police genevoise, Sylvain Guillaume-Gentil, explique que l’intervention de la police peut s’expliquer notamment par le «danger» que génèrent 50 cycles au milieu d’un carrefour, pour les autres usagers. «Si d’eux-mêmes ils s’en vont, il n’y a pas spécialement de durcissement», explique-t-il.

Limitations en question

Contrairement à la version des autorités, une tendance se dessine. Ceci pour l’ensemble des mouvements sociaux du canton, y compris ceux dûment autorisés. C’est ce qui inquiète la Coordination genevoise pour le droit de manifester (CGDM). Son dernier rapport s’intitule: «Manifester c’était mieux avant». Regroupant près d’une trentaine d’associations, syndicats et partis (dont le PdT), elle tenait ce mardi une conférence de presse concernant le droit constitutionnel de se réunir, de s’exprimer et de battre le pavé. La coordination a pour sentiment que depuis la révision en 2012 de la loi sur les manifestations sur le domaine public, «visant à instaurer une responsabilité pénale et civile de l’organisateur.trice», s’est mise en place une restriction notable de l’exercice de la liberté de réunion pacifique.

Pour lutter par la rue aujourd’hui, il faut soumettre une demande d’autorisation 30 jours à l’avance. Ainsi, la police aurait demandé au comité unitaire «8 mars» (Journée internationale de lutte pour les droits des femmes) de repousser son rassemblement à une date ultérieure à la journée internationale des droits des femmes. La raison? La demande avait été adressée «seulement trois semaines à l’avance». La CGDM, tout comme le rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits à la liberté de réunion et à la liberté d’association, recommande la suppression de ce régime d’autorisations préalables au profit d’un régime de simple annonce. Autre embûche, cette demande a un coût. Avec des émoluments allant de 20 à 500 francs. Selon la CGDM, le maximum serait utilisé à titre de sanction lors de dépôts «tardifs», et cela sans véritable base légale.

Une affaire de spécialistes

A ces «tracasseries administratives», s’ajoute une négociation ardue avec les autorités. «Non seulement, il faut 30 jours pour dénoncer un licenciement abusif», s’exclame Joël Varone de la Communauté genevoise d’action syndicale, membre de la CGDM, «mais en plus le trottoir étant ‘‘trop petit’’, on nous dit d’aller devant une autre entreprise!». Malgré des autorisations en poche et des frais acquittés, les organisateurs et participants écoperont d’amendes. Ainsi pour ne pas avoir respecté tel point de l’autorisation, ou avoir débordé sur la chaussée.

Progressivement, par un régime d’autorisation, des frais et une responsabilité dans la gestion de la manifestation, les mouvements sociaux doivent mobiliser une logistique croissante. Or, «manifester ne devrait pas être une affaire de spécialistes», conclut la CGDM. De «la Critical» sans organisateurs.rices aux actions syndicales, en passant par les mouvements comme ceux du 8 mars ou plus récemment Black Lives Matter, les actions sur l’espace public semblent inquiéter en haut lieu. En témoignent l’utilisation du cadre légal et les actions policières répressives, mais aussi les procès des jeunes activistes du climat. Dans un contexte international de montée en puissance de mouvements sociaux et écologistes, les manifestant.e.s courent désormais un grand risque face à des autorités qui se «radicalisent». A refuser de rentrer dans les rangs, ils.elles pourraient bien finir par changer les choses.

*Prénom fictif