Grandeur et misère de l’édition

La chronique féministe • Retour sur une soirée covido-livresque.

Comme les lectrices et lecteurs de Gauchebdo le savent, puisqu’elles et ils ont lu mon journal de semaine en semaine, pendant le confinement, encouragée par mes auteur.e.s, j’ai décidé de publier un livre sur le sujet, contenant les poèmes et textes que nous avons échangés pendant 3 mois et dont Anouk Dunant a fait un blog. J’y ai inséré le récit (terrifiant) de René Magnenat, auteur, qui a été atteint du Covid-19, des photos de Jean-Jacques Kissling sur Genève déserte, ainsi que mon journal.

Ce livre représente une page d’Histoire qu’il sera essentiel de revisiter dans quelques années, pour retrouver le déroulement de l’étrange période que l’humanité vient de traverser. Je l’ai tiré en juillet à 400 ex., au lieu des 200 habituels. Exceptionnellement, je l’ai envoyé aux librairies et aux médias genevois, pensant susciter leur attention. A part le compte rendu de Pierre Jeanneret dans Gauchebdo (n° du 4.9.20), 2 articles par 2 proches dans Signé Genève (TdG du 9.9 par Maryelle Budry et par René Magnenat), je n’ai reçu aucune réponse. Je veux bien que les rédactions soient cernées par des piles de livres qui forment des tours menaçantes, mais je regrette qu’un ouvrage de ce genre, écrit par des Romand.e.s, dont une majorité de Genevois.e.s suscite aussi peu de réactions.

Quant aux librairies, elles n’ont pas dû le mettre en évidence, puisqu’aucune commande de m’a été passée par leur intermédiaire. L’annonce sympa passée en juin par Gauchebdo, touchant 2000 lecteurs, lectrices potentiel.le.s, n’a suscité aucune souscription… Heureusement, il reste les connaissances et ami.e.s qui ont bien voulu soutenir l’éditrice, les auteur.e.s, le projet.

Début juin, Sami Kanaan annonce qu’il va organiser des «petits formats culturels» en remplacement des grands événements annulés. J’envoie un dossier: la lecture d’extraits du livre sur le confinement par 15 à 20 auteur.e.s, accompagnée par deux musiciens avec qui j’ai déjà travaillé. Le délai est court, mon projet s’insère dans les critères, je suis confiante. Un mois plus tard, je reçois une réponse négative. La Ville a reçu… 356 projets! Et n’en a retenu que 18. Je suis déçue, naturellement, mais relativise l’échec, et décide d’organiser moi-même la lecture, avec les mêmes musiciens et la participation d’une danseuse. Il faut trouver un lieu, une date, envoyer un mot aux 38 auteur.e.s, recueillir les inscriptions…

Finalement, la présentation, annoncée par Gauchebdo, Le Courrier et la Tribune de Genève, a lieu à la villa Dutoit, Petit-Saconnex, samedi 12 septembre à 18h30. Une quinzaine d’auteur.e.s (autant de femmes que d’hommes), les musiciens François Mützenberg (flûtes à bec) et Thierry Clerc (guitare et fonds sonores), la danseuse Christine Zwingmann se retrouvent à 15h pour répéter. Je passe sur les arrivées tardives, le texte et les lunettes oubliées.

Première remarque, non exprimée: la tenue négligée de la majorité des hommes, alors que les femmes sont pimpantes et bien habillées. Je demande aux auteur.e.s de marcher depuis l’entrée jusqu’à l’alcôve, qui sert de scène, en criant une phrase de peur ou de colère au sujet du coronavirus et du confinement. Magnifique imagination. Puis nous opérons les enchaînements, entre le journal et les textes, annoncés «confinement» jour 1, jour 10, 13… jusqu’au jour 87, le der- nier avant le déconfinement. La plupart des auteur.e.s sont accompagné.e.s par Thierry Clerc, qui interprète mezza voce l’atmosphère des textes. François Müt- zenberg utilise ses flûtes à bec pour créer des intermèdes, tandis que la danseuse Christine Zwingmann improvise ses danses expressives.

Nous terminons la répétition vers 17h. François et Christine précisent leurs interventions, Thierry discute avec les auteur.e.s. Bruno et un ami portent et placent les chaises pour le public et pour nous, des tables pour l’apéro, qui sera servi à l’extérieur. Il est intéressant d’observer comment se répartissent les rôles. Les cakes et gâteaux ont été cuisinés par des femmes, ce sont les femmes qui se dirigent vers la cuisine pour les couper, les garder au frigo, mettre les salés, les radis, les tomates cerise dans des coupelles, les placer sur de grands plateaux, déposer la vaisselle, les couverts, les serviettes sur les tables extérieures, ouvrir le cube de jus de pomme, etc. Les hommes sont allés fumer et discuter sur la terrasse…

Le public commence à arriver, une quarantaine de personnes remplissent la salle, et nous commençons le spectacle… Les jours et les morceaux de musique s’enchaînent, la danseuse arrive par le fond, en robe beige et ocre, masque divisé en deux, puis en noir, en blanc, changeant chaque fois de masque… Un texte parle d’oiseaux, François les interprète, Christine les imite, merveille. Le public est attentif, ému, aussi, parfois, il rit, c’est magique… Le dernier texte arrive, François joue un dernier morceau, Christine interprète une dernière danse, les applaudissements crépitent, le sourire est sur toutes les lèvres.
Sophie s’occupe des livres, les femmes se précipitent pour apporter les boissons et les vivres sur les tables de l’extérieur, nous trinquons à l’amitié et à la littérature.
Puis il a fallu ranger: les restes de l’apéro, les livres, les tables. Une fois de plus, les femmes furent au front. A part François Mützenberg, également responsable de la villa Dutoit, les hommes avaient déserté.

Même dans un cadre amical et culturel, la charge de l’intendance repose sur les femmes… Alors quoi, les mères ont mal éduqué leurs fils, les épouses leur mari? Et les pères? Où étaient, qu’ont fait les pères? On me dit que la jeune génération se répartit les rôles de manière égalitaire. Espérons!