Plus féministe encore…

La chronique féministe • Avec mon vécu, mes lectures, mes chroniques, je pensais que j’étais au point. C’est alors que j’ai rencontré Marie-José Astre-Démoulin.

«Je me suis liée d’amitié avec une femme qui est plus féministe que moi!» dis-je à mon fils. «C’est pas possible!» me répond-il.

Je me dis féministe depuis toujours. Quand j’étais petite, je ne comprenais tout simplement pas la phrase: «C’est pas pour les filles!» Je grimpais aux arbres, franchissais les barrières (gare aux accrocs, qui me valaient des réprimandes de ma mère), organisais des jeux, courais à perdre haleine, jouais ballon prisonnier, mais aussi aux billes… À l’époque, je n’avais pas encore les moyens d’analyser le sexisme des manuels scolaires (qui devint mon sujet de travail de diplôme Etudes genre en 2008), mais je trouvais injuste que mon premier livre de lecture (Hirondelles, 1937) représente un garçon en train de lire à plat ventre et s’intéresse à Ferdinand, pas à Ferdinande. Ce qui ne m’a pas empêchée d’adorer la lecture.

Je lisais plein d’histoires où les héros étaient des hommes: Tom Sawyer, Le Grand Meaulnes, Robinson Crusoé, David Copperfield, Les trois mousquetaires, tous les Jules Verne, Le Petit Prince, Les Voyages de Gulliver, Lancelot, Perceval, L’Illiade, l’Odyssée, la mythologie grecque: des hommes, rien que des hommes, les femmes sont absentes ou des faire-valoir. Mais je m’identifiais aux héros, maniais l’épée, partais à l’aventure… Certes, il y avait aussi quelques livres où des filles étaient des héroïnes: les romans de la Comtesse de Ségur, Alice au pays des merveilles, les Claudine de Colette, la série Alice détective, Le journal d’Anne Frank. Je m’en délectais, on me parlait de moi.

A l’école, j’avais des cours d’instruction civique, alors que les femmes n’avaient pas le droit de vote en Suisse. La situation me paraissait absurde. Depuis l’adolescence, peu à peu, je prenais conscience du sexisme de la société: les textes religieux, les us et coutumes, les lois avaient été imaginés par les hommes pour les hommes dans un monde où, grammaticalement, le masculin l’emporte sur le féminin. Les femmes ne devaient qu’obéissance.

En 1970, quand le MLF s’instaura à Genève, j’en fis immédiatement partie. C’était sympa de se retrouver entre copines qui partageaient la même vision et voulaient construire un monde plus juste. Nous fêtions le 8 mars, participions au cortège du Premier mai, avec nos banderoles, imaginions et réalisions des actions. Dans mon enseignement, je me sentais bien seule à défendre les droits des femmes, à demander qu’on lise aussi des livres écrits par des femmes, qu’on choisisse des sujets de dissertation signés par des femmes. Au MLF, il n’était pas nécessaire de lutter contre les préjugés: nous étions toutes d’accord. J’ai suivi des séminaires sur différents sujets, participé à des congrès. Parallèlement, j’ai lu un grand nombre de livres de féministes françaises et américaines, pour consolider mes connaissances.

Dès 1984, j’ai tenu une chronique féministe dans l’hebdomadaire Le peuple valaisan, pendant plus de 30 ans, puis dans Gauchebdo depuis début 2013. Parfois, on me demande comment je fais pour trouver un sujet chaque semaine. Dès que j’entends ou lis quelque chose qui concerne les femmes, je le note, et si je n’ai pas d’évidence, au moment de me mettre à la rédaction de ma chronique, je plonge dans mon fichier. Il y a tant d’injustices faites aux femmes, quotidiennement, que je ne suis jamais en panne.

J’ai participé à la grève féministe de 1991, en fuchsia, à celle de 2019, en violet (mais le groupe «Vieilles femmes indignes et indignées» a décidé que nous nous mettrions en fuchsia, en souvenir de 1991), je suis allée pousser un cri avec des centaines de femmes à Uni Mail, le 12.11.2019, pour manifester contre le sexisme et le racisme, j’ai vibré à #MeToo…

Avec mon vécu, mes lectures, mes chroniques, je pensais que j’étais au point. C’est alors que j’ai rencontré Marie-José Astre-Démoulin. Je la croisais dans un groupe, puis elle m’a soumis un manuscrit que j’ai publié fin 2019 (Genève Emois), et nous sommes devenues amies. J’avais l’impression que je ne laissais pas passer de propos ou d’attitude sexiste, comme je le faisais à l’école, notamment dans les conseils de classe, ne supportant pas qu’un collègue dise: «Une telle est jolie, ma foi, si elle ne termine pas ses études, elle se mariera». Mais je me suis rapidement rendu compte que Marie-José était encore plus attentive, plus incisive. Elle relève la parole incriminée de son élocution rapide, nette, précise. Plusieurs fois, elle m’a reprise.

Par exemple, concernant de nombreux témoignages sur les belles-filles, certaines coupant la relation de leur mari avec ses parents, qui ne pouvaient même pas voir leurs petits-enfants, j’affirmais que c’était un retour du balancier. Pendant des millénaires, les belles-mères avaient tourmenté leur belle-fille, comme on le voit dans les contes (Blanche-Neige, Cendrillon, etc.) ou dans les récits sociologiques. Aujourd’hui, ce sont les belles-filles qui torturent les belles-mères. J’étais assez fière de ma démonstration, mais Marie-José m’a fait remarquer qu’on ne pouvait pas ainsi culpabiliser les belles-mères: elles étaient elles-mêmes prises dans le carcan de la société, victimes du rôle qu’on leur assignait, sans pouvoir. Une question me reste cependant: les belles-filles d’aujourd’hui seraient aussi victimes de la pression de la société?

Un autre exemple. Nous visitions récemment, au château de Prangins, l’exposition «Et plus si affinités… Amour et sexualité au 18e siècle». À un moment donné, je tombe en arrêt devant une robe d’époque, en brocart, ornée de rubans du même tissu. «C’est beau», dis-je. «Beau, ça?» réplique Marie-José. «Tu te rends compte à quel point cela entravait les femmes? Pour moi, ce tissu devrait servir à faire des rideaux.» Fermez le ban!
La semaine dernière, je lui soumets ma chronique sur la lecture à la villa Dutoit, qui se termine par «Même dans un cadre amical et culturel, la charge de l’intendance repose sur les femmes… Alors quoi, les mères ont mal éduqué leurs fils, les épouses leur mari?», elle relève que je ne parle pas des pères, alors que nous sommes deux pour faire et éduquer un enfant. Je lui donne raison et ajoute «Où étaient, que faisaient les pères?»

Bref, moi qui me croyais féministe jusqu’au bout des ongles, pensant que j’avais compris et assimilé les causes des disparités entre femmes est hommes, je me rends compte que j’ai trouvé… ma maîtresse!