La vraie vie vécue des Italiens de Suisse

Théâtre • «Les Italiens» est un spectacle conviant au plateau des immigrés ainsi que des fils d’immigrés et un duo de danseuses. Un théâtre visuel et du verbe incarné. Pour décliner des identités entre être et paraître, aspirations et réalités.

Des immigrés et retraités italiens tapent le carton autour d’une table, évoquant avec justesse et pertinence leurs souvenirs en compagnie d’autres générations. (Pierre Nydegger et Laure Cellie)

Conçu par le tandem Massimo Furlan (mise en scène) et Claire de Ribaupierre (dramaturgie), Les Italiens s’inspire de la forme de l’opéra. L’opus rapatrie aussi fidèlement les paroles et histoires familiales de la classe ouvrière façon atelier de création radiophonique.

«Depuis ses débuts, mon travail ne fait que de parler de la mémoire. Celle-ci est en fait – paradoxalement ou non – constituée de disparition et d’oubli. Et ce dernier est un formidable générateur de fictions, de constructions narratives autres et alternatives. L’oubli vient se mêler ainsi à la mémoire. Quelque chose du côté de la vie dans son surgissement même, l’inconnu, le désordre parfois. Il s’agit de faire émerger des choses qui nous ont construits par les mots, les silences, les attitudes corporelles, les images et les chansons de la variété musicale», confie Massimo Furlan.

Les Italiens ont fait la Suisse

A partir de son pays d’origine, du foot et de son vécu, Furlan enfant se rêvait aussi Superman. Dans une fantasmagorie qui doit beau- coup à Fellini, il aime ainsi créer des icônes et des mythes artistiques. Prenez ce trio de retraités immigrés arrivés dans les années 60-65. Ils sont maintenant vêtus en super-héros. Avec combinaisons d’un bleu azur, culottes, capes et chaussettes rouges. Voyez les soulever la figure allégorique d’Helvetia assise dans une Fiat 500 immaculée.

Avec d’autres, les Italiens ont fait et construit ce pays. A la dure. Maltraités, contingentés, exploités comme le montre le statut inique de saisonnier. Ils furent stigmatisés en Suisse dans les années 60, l’initiative Scharzenbach étant évoquée d’une manière étonnante. Mais ils rayonnent aussi d’humaine fraternité et de reconnaissance envers leur pays d’élection et d’accueil. Modestes et dignes, ils égrènent sobrement leurs parcours dans l’hôtellerie, la vente et la chanson notamment.

Documentaire et auto-fiction

Au fil de ce spectacle tendre et poignant, on songe aux narrations éprouvées d’émissions telles que Les Pieds dans le plat sur France Culture. Voire Strip-Tease au petit écran. A l’origine, ce programme de la RTBF visait à plonger dans le quotidien de personnes aux parcours atypiques. Au final, des moments de vie forts et touchants, loufoques et déroutants. L’histoire n’étant parfois qu’un éternel recommencement, ces récits-témoignages sont en voie de réapparition dramaturgique et scénique depuis une vingtaine d’années. Nous voici projetés au théâtre qui doit sortir des théâtres conventionnels et autres boîtes noires, allant à la rencontre de non-professionnels.

Et retrouver une authenticité que seul le vécu peut transmettre On peut citer ici les démarches des Suisses Stefan Kaegi – Rimini Protokoll (Airport Kids, Radio Muezzin, Best Before…) et Milo Rau (Radio Hate, Les Procès de Moscou…). En s’institutionnalisant, ces démarches deviennent des modèles reconnus, populaires excellant à mettre en scène des narrations oscillant entre documentaire et autofiction (apprise par cœur par les performeurs amateurs) à partir d’anonymes traditionnellement invisibilisés.

Effet miroir

Nulle surprise donc à découvrir dans Les Italiens, cet homme nous confier être parti de sa terre natale car il y travaillait sans être rémunéré. De son côté, contrainte par une implacable férule patriarcale passant de sa grand-mère à elle, Alexia Casciaro avoue se sentir «étrangère ici, étrangère là-bas». Elle en souffre, étouffant sous le poids archaïque conjugué des peines, interdits et tabous. Comme si la douleur encore et toujours ne trouvait sa langue que féminine. Face public, la jeune femme évoque en lisière de larmes, sa «nonna» disparue après cinq mois d’un cancer foudroyant. Comme si l’effacement d’une féminité jamais éclose pouvait être son seul linceul, la grand-mère n’ayant eu droit à une «belle robe» que dans son cercueil.

Dans ces divers lieux et parcours, la pièce parle aux spectateurs comme on le ferait à un ami intime. Ce n’est plus un traité de sociologie voire d’anthropologie sociale. Mais plutôt un petit livre composé d’une série de moments vécus comme on en trouve dans un album de photos de famille. Ne reniant ni les émotions ni le lyrisme populaire (La Traviata de Verdi), ce théâtre privilégie l’effet de reconnaissance chez le spectateur. Ceci au miroir de son propre biopic familial.

Un air de Luigi Tenco

D’où épisodiquement le sentiment diffus d’une communauté de vie et ressentis avec ces acteurs amateurs. L’auteur de ces lignes s’est en effet remémoré que son grand-père maternel, Giuseppe Polastri, était originaire d’Emilie. Artisan cordonnier, il adorait et vénérait la Suisse. Le drapeau national lui tenait lieu de couvre-lit. Pareil à tant d’autres, l’homme avait fui la misère de sa terre natale. La chanson d’amour à une Helvetia inquisitrice: Mi sono innamorato di te, il aurait pu l’écrire.

Sauf que son auteur, Luigi Tenco, lui, s’est suicidé à 29 ans et dans des circonstances mystérieuses au festival de San Remo en 1967. On y trouve l’ambivalence du sentiment amoureux, parade à la plus haute des solitudes. «Je suis tombé amoureux de toi/Parce que je n’avais rien à faire./Le jour je voulais quelqu’un à rencontrer/La nuit je voulais quelque chose à rêver.» Luigi Tenco reste incompris. De même la frémissante Alexia Casciaro, qui le chante en clone de Dalida, affichant perruque rousse et robe fourreau étincelante. Ce qui ne doit rien au hasard. Tant le destin tragique du jeune artiste est intimement associé à celui de Dalida qui fut son amoureuse et sa célèbre marraine lors de ce funeste festival.

Le travail de diplôme à La Manufacture (Haute Ecole de Théâtre romande) de la jeune danseuse Alexia Casciaro pratiquant les arts martiaux a pour titre dérivé de Brecht, «Qui ne lutte jamais aura tout perdu». Ainsi résumée, l’histoire d’Italiens arrivés et établis en Helvétie retrouve son sens premier.

Les Italiens. Tournée suisse d’octobre à décembre. Théâtre Le Reflet (Vevey), Benno Besson (Yverdon), Le Passage (Neuchâtel)… Rens. : www.massimofurlan.com