Les camps, expression d’une politique répressive concertée

Interview • Rencontre avec Christiane Vollaire et Philippe Bazin à propos de leur livre «Un Archipel des solidarités, Grèce 2017-20» rendant compte de la réalité contrastée de camps en Grèce. Et de la force des réseaux de solidarité.

Philippe Bazin et Christiane Vollaire, auteurs de "Un Archipel des solidarités. Grèce, 2017-2020". DR

« Un Archipel des solidarités, Grèce 2017-2020 » met en lumière des personnes impliquées dans des activités solidaires alternatives dans ce pays. Au cœur de l’ouvrage, la solidarité envers les 50’000 réfugiés insulaires et les 130’000 réfugiés continentaux en Grèce.

La réalité des camps pour migrants et réfugiés est souvent dépeinte comme désastreuse du point vue sanitaire et des droits humains. Ainsi Moria géré par l’armée et le gouvernement grecques ainsi que l’UE, puis par l’OTAN après l’incendie du 9 septembre dernier. Mais certains se révèlent alternatifs et autogérés  L’un d’eux, Pikpa, a été créé par des activistes locaux «selon des règles allant à l’encontre de celles édictées par les institutions: pas de barrières, pas de contrôle policier, co-gestion du camp avec les exilés. Pikpa est installé dans un bois, près de la mer, ses bâtiments montrant l’éclectisme des constructions, ce qui en fait, malgré les difficultés et l’hostilité des pouvoirs publics, un lieu d’utopie réalisée», selon le photographe Philippe Bazin.

Par le passé les deux auteurs, la philosophe de terrain Christiane Vollaire et Philippe Bazin ont collaboré à la série La Radicalisation du monde dévoilant la face humaine à différents moments de l’existence et dans différents lieux institutionnels; celle intitulée Femmes militantes des Balkans donne à voir et à entendre des femmes activistes d’ex-Yougoslavie et d’Albanie, à la fin de la dernière guerre des Balkans. Entretien.

En écho à l’incendie du camp concentrationnaire de Moria à Lesbos, le 9 septembre, citons Walter Benjamin: «S’effarer que les événements que nous vivons soient encore possibles au XXe siècle, c’est marquer un «étonnement» qui n’a rien de philosophique».

Christiane Vollaire Ouvrant l’ouvrage, les paroles du penseur allemand ramènent au statut de l’étonnement si essentiel pour la philosophie. Il est battu en brèche par la nécessité d’avoir une réflexion sur le passé conduisant à ce présent terrible, le rendant inacceptable et surprenant. L’incendie de Moria est à la fois un événement terrible et parfaitement anticipable au vu de ses acteurs insulaires, nationaux et internationaux. Les événements ostensiblement violents se sont multipliés à Moria (harcèlements et violences sexistes, suicides…).

Les acteurs en sont d’abord les personnes en situation de migration souhaitant résister à ce qui les tue. Mais ce sont aussi les insulaires saisis dans cette injonction paradoxale. Souhaiter accueillir. Mais ne voulant pas le faire dans les conditions effroyables que leur imposent l’UE et leur propre gouvernement.

Et les résistances à ces logiques répressives et attentatoires aux droits humains les plus élémentaires?

CV Des maires de municipalités en Crête se sont insurgés contre l’érection d’un nouveau camp d’enfermement de migrants. Ils voulaient accueillir les réfugiés dans leurs villages, les laissant libres. Pour permettre à ces villages semi-abandonnés de revivre. Sur Lesbos, se tient le camp alternatif de Pikpa ouvert en 2012. Il n’est absolument pas représentatif de «l’encampement». Mais autogéré à moindre coût entre la population et les migrants qui participent à son organisation, à la cuisine. Il y règne une magnifique convivialité.

Vivre «encampé» sous un régime répressif et postcolonial avec une volonté de réduire les migrants à un état de semi-esclavage est d’un coût astronomique. Il comprend l’appareil militaire et policier notamment. Les politiques d’encampement empêchent les migrants de se projeter dans un avenir. Ce dernier est la condition même de la vie hors des modes animalisés de la survie.

Sur la responsabilité des autorités grecques dans le désastre humanitaire?

Philippe Bazin  A côté du hotspot de Moria, s’est développé un autre camp sauvage à ciel ouvert dans une oliveraie sous des conditions sanitaires également effroyables. Ces dernières sont volontairement organisées, planifiées par les pouvoirs publics. En l’occurrence le gouvernement qui en a la charge, recevant les financements de l’UE à cet effet. Nous avons constaté que la situation alimentaire y était catastrophique, des intermédiaires et militaires s’enrichissant en distribuant aux réfugiés de la nourriture avariée. Physique- ment et psychologiquement les migrants sont détruits dans leurs corps. Ceci après une traversée traumatisante et la fuite de conditions de survie qui ne l’étaient pas moins.

Et l’extrême-droite?

PB Largement documentée, harcelant quotidiennement les ONG, l’activisme de l’extrême droite sur place est source de conflits avec migrants et insulaires. Des groupes d’insulaires ont ainsi refusé l’instrumentalisation politique de l’aide que leur proposait l’extrême droite. Cette dernière, bien que très virulente et violemment à l’offensive, n’a pas été traduite en justice sur les îles. Sous couvert de gestion démocratique, les gouvernements européens et l’UE favorisent l’expression des extrémismes de droite.

Politiques économiques destructrices, migratoires et policières sont consubstantiellement liées. La brutalisation du politique en Grèce se traduit notamment par le fait que selon le HCR 12’700 personnes dont 4000 enfants ont tenté de fuir l’incendie. Mais ils furent bloqués par l’armée, des résidents en colère et groupes d’extrême droite, empêchant aussi l’accès aux ONG.

CV Le responsable administratif du camp de Moria est le Ministère de la défense. Ceci avec une armée qui a été «épurée» lors du second conflit mondial. Ses éléments de gauche furent exterminés par les forces alliées. C’est une armée demeurée d’extrême droite, ayant réalisé le putsch de 1967 mettant en place la dictature des colonels jusqu’en 1974, qui est à la tête du camp de Moria.

A propos de vos portraits de volontaires et humanitaires

PB C’est une volonté de dévoiler, observer l’ex- pression de la pensée sur le visage des gens interviewés par Christiane Vollaire et que se transforment physiquement. Il y a chez eux la conviction de représenter une puissance, une énergie face aux pouvoirs. Ainsi dans la rencontre avec V.I., une biologiste de 56 ans membre de l’équipe de la clinique sociale d’Elliniko (Athènes).

Un lieu précaire toujours en butte à l’hostilité d’un Etat conduit depuis 2019 par une droite violente. Saisir son visage de biologiste lorsqu’elle confie: «Je suis venue ici parce que je pense que c’est contre le système le système veut que tous ces gens meurent. Avec le travail que je fais ici, je suis en résistance. C’est pourquoi je vis.» Résister comme on respire.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet