Un art du terrain devant témoins

Livre • Que restera-t-il du drame des réfugiés et du travail des humanitaires et volontaires en Grèce? Possiblement «Un Archipel des solidarités, Grèce 2017-20», enquête philosophico-photographique cosignée par Christiane Vollaire et Philippe Bazin.

Vue du camp de Moria, Lesbos, février 2018. (Philippe Bazin)

L’essai interroge par le texte et l’image des réalités souvent dictées par les récits de l’immédiat et un storytelling médiatique. Aller en Grèce dans un travail voulu interrogatif des solidarités et développé entre juillet 2017 et janvier 2020 est pour le tandem Vollaire-Bazin, «un acte philosophique autant qu’esthétique, de solidarité.» Au final, 123 entretiens (réalisés sans enregistrement audio, mais pris en sténo) retenant la parole de 145 personnes. En des lieux multiples: Thessalonique, Athènes, Lesbos, Ikaria, Thessalie, Epire… Les auteurs y soulignent que «les violences économiques de la globalisation poursuivent leur œuvre mortifère sous le couvert de poli- tiques européennes, à l’encontre des migrants en particulier».

Christiane Vollaire, la pensée arborescente

Pour les dispensaires à Thessalonique, la philosophe dépeint une «solidarité organique» de médecins organisés collectivement en soutien à la principale grève de la faim de migrants exploités dans l’agriculture crétoise, pour leur régularisation. Vollaire met en lumière les lois du profit touchant le système de santé. Et les décisions politiques «criminelles» qui y sont prises sous pression de la Troïka. Est évoquée l’idée de thanatopolitique – à la fois résistance au politique par la menace de mort que l’être s’inflige et politique eugénique – chère au philosophe Giorgio Agamben.

Elle passe par Nietzsche, Marx et Durkheim pour dire à quel point la division verticale du travail du capitalisme nous vide de toute énergie et désir d’œuvrer en commun, favorisant l’anomie sociale. Une fois comprise, l’approche rhizomique de la philosophe qui, telle une ado accro aux réseaux s’en va glaner et scroller tous azimuts (philosophie, anthropologie, sociologie, histoire, photographie, propos recueillis, fils d’actu) pour densifier les réalités croisées, on se sent mieux.

Considérations plurielles

Usine autogérée de Viome à Thessalonique, mouvement populaire contre l’ouverture d’une mine aurifère à Skouries, associations de soutien aux migrants de Lesbos. Autant d’expériences relatées sur un mode fragmentaire de constellations. Le travail d’enquête impressionne par son ampleur et sa profondeur humaine, historique, épistémologique. D’emblée, il y a un pari audacieux et périlleux. Concilier un rapport factuel et historique autour des solidarités avec des considérations esthétiques, éthiques, narratives et philosophiques.

Ainsi sur le passé colonial européen et son présent et le racisme: «nous sommes en quelque sorte assignés à quitter la place de l’interrogateur pour prendre celui de l’interrogé, de celui qui a à répondre des positions de son propre groupe d’appartenance», relèvent les auteurs.

Approche foisonnante

Le premier chapitre du livre prend la mesure de politiques économiques «destructrices» En résistance on trouve les portraits écrits et imagés d’humanitaires. Le second interroge les migrations puis el troisième se penche sur le  «temps long de l’histoire». Les témoins interviewés s’expriment sur les manières de défendre la santé, reconstruire une socialité «à l’encontre des politiques gestionnaires» et réaliser des espaces alternatifs. Il s’agit aussi d’interroger les politiques migratoires, l’activité humanitaire tant des ONG que des organisations inter-gouvernementales.

Face à un passé et un présent conjugué sur le mode des atteintes aux droits fondamentaux, les auteurs rendent compte d’approches politiques solidaires tout en relevant l’opposition entre ces politiques solidaires et les politiques policières. L’ouvrage piste les retombées contemporaines d’une libération de la Grèce «confisquée par les politiques alliées».

Il y a le constat que  la Grèce, «berceau de la démocratie» est devenue aux 20e et 21e siècles, un «laboratoire de l’autoritarisme politique». Et le souhait de reconstituer par les paroles des interlocuteurs – migrants, militants, chercheurs ,volontaires associatifs – pour reconstituer cet espace commun, ce NOUS généré tant par l’échange que capté à travers l’image.

A deux sur le terrain

Couple à la vie et au travail, la philosophe de terrain Christiane Vollaire et le photographe Philippe Bazin ont déjà collaboré sur plusieurs ouvrages, dont Le Milieu de Nulle Part et La Radicalisation du Monde. Ce dernier suit en noir blanc et gros plans les visages de personnes – vieillards, enfant, faces de nourrissons puis d’aliénés… – dans un contexte institutionnel (l’hôpital, l’hospice, l’école, la prison). L’ensemble de ce vaste projet artistique sur les visages de nos contemporains interroge la présence de l’humain au sein des institutions encadrant notre vie.

Par «philosophie de terrain», Christiane Vollaire entend une philosophie en dialogue avec les réalités rencontrées, situées, incarnées. Une philosophie attentive à des réalités loin de celles qui lui seraient traditionnellement attribuées dans son exercice académique.

Pour faire court, son approche serait un mix notamment entre les philosophes engagées sur le champ social (Marielle Macé), l’environnement (Corine Pelluchon) et les récits de voix à base de témoignages du Prix Nobel de littérature, Svetlana Alexievitch. Elle y ajoute la photographie induisant tant une «prise de position» qu’une «prise de vue» immédiate. La photo permet l’élaboration d’une stratégie pour l’engagement dans une lutte, indissociable d’une prise en compte philosophique d’un «terrain». L’image est la traduction sensible de l’entretien, et donc des débats d’idées qui y fonctionnent concrètement.

Impossibilité de «faire visages»

Un Archipel des solidarités… se concentre notamment sur les visages des humanitaires, «où prennent corps ceux qui font vivre ces solidarités». Ce sont des portraits en dialogue et non pour eux-mêmes. Des portraits de réfugiés, Philippe Bazin en a réalisé. Mais l’homme d’images ramène à son texte, «Ne pas photographier les migrants. Pourquoi?» pour ne pas les dévoiler. Il y reformule les liens connus entre la naissance de la photographie et son utilisation immédiate à des fins de contrôle et de répression policière, judiciaire.

Ainsi «la photographie comme preuve introduit les migrants dans le champ du policier, à ce à quoi ils sont dès lors condamnés», lit-on. Singulière manière de réduire, pour certains, l’image du «migrant» à un processus d’identification policière. Pour Vollaire, le migrant n’est pas ramené à un statut de victime écran, mais promu au rang d’«acteur de son histoire». Mais ici par ses seuls mots. L’enquête dessine ainsi un périple en zig-zag entre plusieurs registres narra- tifs, de pensées et réalités historique. Elle est toutefois épisodiquement exigeante, voire déboussolante dans l’abondance des pistes de réflexions ouvertes.

Un Archipel des solidarités, Grèce 2017-20, Ed. Loco. Exposition au Centre de la Photographie, Genève. Jusqu’au 18 octobre. Site des auteurs: christiane-vollaire.fr et philippebazin.fr