L’amour toujours

THÉÂTRE • Juste après l’amour charnel, un couple tente de dire ce qui en lui peut encore aimer, désirer, épuiser, durer, questionner, rompre. Une fille, un garçon et leurs esquisses de sensations et désirs sont au menu de «This a not a love song» de Lola Giouse.

Géraldine Dupla et Simon Hildebrand tentent de dire l'amour dans "This is not a love song" de Lola Giouse. Laura Morales

Entre inquiétude et fièvre, «This a not a love song» de Lola Giouse est une ode rock et énergétique à l’imaginaire aimant et à «la baise». Le décor de ce «truc dingue» qu’est l’amour physique en place publique? Un théâtre de cour intérieure sur la terrasse jouxtant le Théâtre Saint-Gervais. Disséminés des néons bleu et blanc scandent la nuit.

Sexe avant déclaration aimante

Une soirée mêlant bruine et crachin. Une jeune femme chargée telle une pile harangue les spectateurs pour qu’ils revêtent une pèlerine protectrice. Axée sur une dépense totale comme pour faire participer à une phase post orgasmique, l’agitation fébrile des comédiens façon fan de ballon rond célébrant un coït telle une victoire de Coupe peut d’abord dérouter, bousculer. Le sexe précède ici l’éventuelle déclaration amoureuse, comme chez nombre de couples hier et aujourd’hui.

Quitte à les voir, elle et lui,  se lâcher par jets contrariés, comme par effraction dans une course échevelée entre ce que le silence signifie, ce que le mot fige, gèle et ce qu’il peut encore traduire de l’organique, du sensoriel : «amoureux l’un de l’autre / naturellement tout de suite / attention / chut / ne rien dire maintenant / prudence / dans l’aurore ensuite /d’autres  visages / lumière éteinte / et somnoler / le jour se lève fracassé».

Une fille, un gars et leurs paradoxes

Elle, c’est Géraldine Dupla, très investie physiquement, émotionnellement et verbalement, véritable arc électrique tendu entre désir et dépossession – partage, verbalise le vécu et les ressentis orgasmiques en couple, souvent rendus dans une chanson de gestes tendue voire épisodiquement burlesque. En témoigne sa manière enfantine de se suspendre aux frondaisons d’un arbre baigné par l’ondée. Pour figurer le côté acmé-éjaculation féminine et «femme fontaine».

Lui est Simon Hildebrand. Tour à tour joueur, moqueur voire cynique dans cette manière de «ricaner» de l’amour. Avant de retrouver l’autre plutôt que la plus haute des solitudes. Le jeune homme en est souvent réduit à des tentatives avortées ou râlantes de dire que l’amour est bien ce lieu de la liberté au sein d’une vie sociale considérée comme aliénée. Une manière aussi étrange de traduire peut-être un vrai mal, le syndrome de la maladie post-orgasmique (SMPO) dont les symptômes sont dysfonctionnement cognitif, difficultés à communiquer, à trouver ses mots.

Instabilité

Plus rien ne semble les défendre de l’instabilité et de la versatilité attachées à ce sentiment. Même si «dire ce que l’on ressent au moment où on le ressent relève évidemment d’une forme d’impossibilité», écrit la dramaturge et metteure en scène Lola Giouse.

Cela explique pourquoi en amour construction, interrogation et destruction, voire abandon vont de pair. Exaltation et désolation intime serpentent côte à côte. Réalisation, quête et perte de soi partagent d’intimes frontières. «Ce que je retiendrai notamment des récentes révolutions féministes, c’est la possibilité de donner des moyens aux hommes pour contourner la frustration de cette incapacité à nommer», souligne Lola Giouse, connue des scènes romandes comme comédienne depuis 2015 – la voix de Boîte noire, Perdre son sac, Pièces de guerre en Suisse, Small G, Lac

Lutte des contraires

Au cœur de ce mano a mano, il y a l’aphorisme du philosophe français Lacan: «Il n’y a pas de rapport sexuel». En d’autres termes simplement, la relation amoureuse n’est pas un rapport. Mais une lutte entre deux contraires, chacun.e en position dissymétrique en regard de l’autre.

Selon Lacan, l’homme serait l’esclave du semblant. il est contraint pour exister à exhiber une virilité qu’il ne contrôle pas. La femme, elle, serait plus proche d’une épreuve de vérité, d’une sorte d’écriture archéologique qui lui permettrait d’échapper au semblant. Afin de toucher au cœur du sensible. Même si les lignes de failles entre le féminin et masculin sont moins tranchées dans This is not a love song, il en reste l’essentiel dans le monologue haché, respiré en dépressurisation d’une jeune amante incertaine de son dire.

Bravoure

«Et avoir peur pour toi / au sujet de la vie en général». Il y a ainsi maintenant chez Géraldine Dupla un morceau de bravoure en mode absolu qui doute inspiré de l’une des plus prégnantes déclaration d’amour suiviste au quotidien qui soit. Celle de Manque (Crave) de la dramaturge britannique Sarah Kane suicidée à 28 ans. Sans doute, comme elle l’écrit, d’un «irrésistible immortel invincible inconditionnel intégralement réel pluri-émotionnel», amour qui exhausse l’être et le tue.

Au terme de This is not a love song, aucun des amants ne meurent. Naufragés bord à bord, ils partagent tranquillement un joint sur une balade new wave. En ces temps pandémiques problématisant à l’excès tout rapprochement intime, une histoire d’amour qui ne finit provisoirement pas mal, comme en général, c’est précieux. Mais ce qui l’est davantage, c’est ce mélange parfois foutraque que permet l’amour. Il agrège à la sauvage spontanéité, sincérité, authenticité qu’il n’est plus possible d’exprimer dans la société.

Bertrand Tappolet

This is not a love song. Théâtre Saint-Gervais. Jusqu’au 13 octobre. Rens.: www.saintgervais.ch