Havre dans un monde sans pitié

Genève • Après «Noé», la fondation Carrefour-Rue & Coulou a inauguré un nouveau sanctuaire pour personnes sans domicile fixe, «Ulysse» à Plan-les-Ouates dans la campagne. Reportage.

Sur la parcelle mise à disposition par la commune, Carrefour-Rue & Coulou a fait installer une dizaine de préfabriqués pour les plus démuni.e.s. (JSo)

Plan-les-Ouates. Cherchant ce hameau de logements provisoires bâti par la Fondation d’aide aux démuni.e.s, Carrefour-Rue & Coulou (Cr&C), surgit au loin un village aux maisonnettes colorées. La boîte aux lettres interpelle, n’affichant qu’un nom, Ulysse. Nous sommes à bon port, même si nous ne cherchions pas le Roi d’Ithaque.

Ilôt de paix

Rendez-vous est pris avec le mythique Noël Constant, figure de l’aide sociale à Genève. Ici point de guérite ou d’agent de sécurité. Suivant le chemin de gravillons qui serpente entre les studios mobiles, on est accueilli un groupe de personnes. Puis l’ex-Conseillère administrative genevoise de 2001 à 2020, Esther Alder (Les Verts), assure la visite du site. Sur cette parcelle mise à disposition par la commune, Cr&C a fait installer une dizaine de préfabriqués. Tous assortis de hublots, ils sont disposés à la bonne distance pour que les personnes y habitant puissent développer intimité et vie communautaire. Pour offrir un cadre à cette dernière, une tente «façon berbère» a été dressée au milieu du hameau. Si la plupart des maisonnettes sont destinées à l’habitat en solo, deux sont assorties d’une chambre supplémentaire. Ceci pour favoriser l’héberge-ment de familles avec enfant(s). Enfin deux maisonnettes accueillent buanderie et salle de réunion.

L’entraide, objectif de vie

L’un des habitant.e.s offre de visiter son logis. Tout le nécessaire y est: douche, lit, kitchenette, toilettes, télé- vision et wi-fi. Il est exigu, mais «cosy» pour notre hôte. Qui n’a toujours dormi dans un lieu sec et chaud. Ne s’est-il pas retrouvé, un temps, sans toit, comme tous ici? Impossible sur place de distinguer qui est «résident.e», voisin.e ou membre de la fondation passant pour partager un repas et un peu de bonne humeur. Autour d’un succulent poulet, un ancien chef cuisinier évoque les difficultés que peuvent connaître les employé.e.s. lorsque leur riche patron met la clef sous la porte. A la vue de plates-bandes en friche, on interroge les convives: « Vous pensez y faire un jardin participatif?». La réponse de Vince Fasciani, membre de Cr&C, fuse: «Vous avez un langage de travailleur social», avant de nous taquiner en proposant un café «participatif». Il précise que «le but est que les gens puissent s’approprier l’endroit. Cela même s’ils sont de passage, en y cultivant ce qu’ils veulent, un potager ou un jardin».

Un cheminement ardu

Arrive Noël Constant. D’où est partie l’idée de hameaux pour les personnes qui sont mal ou pas logées? «Au départ nous avions des studios à gauche et à droite, en pagaille… Pour certains nous avons été chassés après que les immeubles furent rachetés par des financements étrangers», raconte-t-il.
Il évoque alors le cheminement administratif «kafkaïen» accompli avec sa fondation. Pour aboutir à un premier hameau baptisé Noé. «Vous savez comment cela se passe, les conseillers d’Etat font un mandat (ou deux-trois, ndlr). Ainsi, à chaque fois, il faut recommencer avec le suivant. Et certains font comme si (les moyens publics), c’était à eux», s’exclame-t-il. L’infatigable Noël Constant rappelle le soutien du maire de la commune, Xavier Magnin (PDC). En effet, si le terrain sur lequel est bâti Noé appartient à un privé, qui a «lui aussi connu la galère», pour Ulysse, c’est un prêt de la commune.

Interrogé sur les parcours de vie conduisant à être sans abri, et à faire escale ici, N. Constant précise. «Ils avaient tout, familles, enfants. Ils étaient architectes, médecins… Puis un jour, survient une rupture, une difficulté.» Il nous livre alors le cœur du projet. «Permettre de rebondir. Ainsi, par exemple, avoir une adresse est très important pour pouvoir gérer sa situation administrative». En effet, celles et ceux qui trouvent refuge ici ou à Noé, n’ont pas vocation à y demeurer. Environ 40% parviennent, dans les 1 à 2 ans, à trouver «un nouveau bout de terre où se poser», au moins pour un temps. Vince Fasciani s’inquiète alors de l’avenir. «La crise de l’immobilier et le risque de fermetures à venir – liées à la crise sanitaire – vont accentuer la loi du plus fort, la pire. Cela me révolte. La seule vraie règle qui fait l’humanité, c’est l’entraide». Malgré l’inquiétude,  N. Constant et V. Fasciani restent déterminés et confient avoir d’autres projets avec Cr&C.

Chaleur humaine

Avant notre départ, un habitant résume sa vie dans le havre. «Ce lieu est un tremplin où l’on vit dans la bienveillance». Avant de proposer de partager un café. avec lui et une autre habitante. On évoque alors la Genève de l’argent, de l’apparat et de la superficialité, ses violences, son calvinisme et ses pauvres, dont on ne parle pas. «On a parfois honte d’évoquer la pauvreté», lâche l’un des hôtes. Au moment de quitter cet îlot, nous réalisons que notre barque est plus légère tant il règne en cet endroit, un peu de douceur parmi un monde genevois des plus rude.