L’emprise du silence assourdissant

Cinéma • Abordant harcèlement et abus de pouvoir sous une forme suggestive, le glaçant «The Assistant» de Kitty Green renvoie le spectateur à ses possibles conflits de conscience souvent irrésolus.

Julia Garner incarne une assistante minée par l’impuissance, qui ne peut mettre un terme aux abus pressentis de son boss («The Assistant»). (DR)

Voici un film à méditer à l’heure d’agressions sexuelles et abus systémiques révélés au sein de la RTS. Se déroulant sur une unique journée, «The Assistant» de la cinéaste australienne Kitty Green venue du documentaire (Ukraine is not a Brothel, Casting JonBenet) apparaît influencé par les univers traversés de silences et non-dits chers à sa compatriote Jane Campion. Mais aussi par les plans fixes exprimant solitude et impasse existentielle face à une situation de bullying (violences et agressions en milieu scolaire) du Mexicain Michel Franco (Después de Lucía). Sans oublier l’un des cinéastes le plus harceleur et abuseur qui fut pour son art du hors-champ en disant plus que ce que retient le cadre de l’image, Alfred Hitchcock.

Routine et indices

Le film suit une assistante modeste incarnée par l’actrice new-yorkaise Julia Garner, tout en culpabilité et retenue douloureuses. La jeune femme évolue dans une société de production cinématographique. En plans fixes cliniques vaguement lugubres et oppressants, on la découvre préparer le café. Et escorter une autre jeune femme novice à l’hôtel pour rencontrer le boss invisible. Seule la voix menaçante de ce dernier se fait entendre au téléphone de l’employée.

Rien de ce qui se trame n’est explicite – les limites de Jane sont aussi les nôtres -, mais nous avons des soupçons. Tout comme elle. Dans un rapport de force insidieux, Jane s’ouvrira à demi-mots au Responsable des RH. Sous contrainte et menace diffuses, elle devra renoncer à toute plainte, vu notamment le peu d’indices et sa position subalterne.

Domination

«Une situation de domination se mesure à l’aune de l’ignorance dans laquelle se complaisent les vies épargnées», relève Elsa Dorlin. Cette philosophe française s’est attachée à décrypter la fabrication des corps au sein de différents dispositifs de pouvoir. Elle s’est concentrée sur les rouages des rapports de domination et l’articulation entre différents construits sociaux tel que le genre (Se défendre. Une philosophie de la violence).

Pour la cinéaste de 36 ans, dont The Assistant est la première fiction, tournée en 18 jours, l’intrigue semble plus complexe. Le film met en cause deux femmes et collègues de travail de Jane. Elles sont possiblement supérieures hiérarchiques et certainement plus expérimentées que la jeune employée. Et savent les abus de leur chef. Face à la souffrance de la jeune femme, l’une -Afro-américaine – ne veut pas entrer en matière, jouant l’indifférence. L’autre se montre malveillante, car la «lanceuse d’alerte» dérange l’ordre de l’entreprise. Il n’y a pas ici l’ombre d’une solidarité, encore moins de sororité – ce moteur du féminisme – vécue entre femmes.

Culture du silence

Aux yeux de Kitty Green, «le film explore la culture du silence et de complicités autour d’abus et de harcèlement. Il s’agit de l’étude d’un problème systémique avec un sexisme propre au milieu de l’industrie du cinéma. Je ne crois guère à la sororité entre femmes face à ce type d’agressions, ainsi que le montre une séquence dans l’ascenseur où une employée d’un statut supérieur tient des propos humiliants volontairement peu audibles à l’égard de Jane.»

On croise d’ailleurs furtivement dans ce même lift, la figure muette et yeux baissés de Patrick Wilson. L’acteur fut révélé aux côtés d’Ellen Page pour le rôle d’un photographe à la David Hamilton soupçonné de pédophilie par une mineure tortionnaire et poussé au suicide dans le retors thriller Hard Candy (2005). Indice s’il en est de stars masculines et «féminines», souligne la cinéaste, ayant couvert de leur mutisme les agissements criminels d’un Harvey Weinstein condamné à 23 ans de prison, le 11 mars dernier, pour viol et agression sexuelle.

Instants de micro-agressions

Ce qui a notamment intéressé Kitty Green sont les «moments de micro-agressions ressortant d’une zone grise. Au quotidien, ils passent souvent inaperçus aux yeux des hommes». Les collègues de Jane se montrent paternalistes, invasifs envers la jeune femme, la contraignant à utiliser les mots exigés pour des mails d’excuses à son boss. Ceci alors qu’elle doit mentir sur commande à l’épouse du dirigeant sur les implicites infidélités de son mari avec de très jeunes femmes engagées alors qu’elles n’ont pas le CV attendu. Et qu’il emploie à ne rien faire au bureau.

Le comportement des deux collègues masculins de Jane peut être de l’ordre d’un coaching visant à une forme de censure. Sans que cela puisse être forcément qualifié d’agression ou d’abus de pouvoir. «La palette de ces abus de pouvoir au statut parfois incertain est très large et impacte tout le personnel. Il s’agit d’une culture d’entreprise basée sur la soumission à une hiérarchie dirigeante ici masculine. Mais elle comporte aussi des femmes à des postes intermédiaires de pouvoir», conclut Kitty Green. Jane in fine se retrouvera plongée dans la plus haute des solitudes au détour d’un plan pictural évoquant l’oeuvre d’Edward Hopper. Le sentiment d’isolement est omniprésent dans ses tableaux vides, tout en dégageant l’impression que le temps s’est figé dans une atmosphère de fatalité.

Les cinémas fermés provisoirement, The Assistant est visible en streaming sur de nombreuses plateformes.