Chutes et rebonds en cascade

DANSE EN LIGNE • Le chorégraphe Guilherme Bothelo aligne déséquilibres, tombés et relevés. Radicale, minimaliste et répétitive, sa pièce allégorique «Normal» désarçonne par son caractère mécanique. Et frappe à travers son actualité renouvelée face à ce truc qui rôde et met à terre.

Cinq femmes et deux hommes ne font que chuter et se relever dans "Normal". Une métaphore de la condition humaine sous pandémie? Photo: Gregory Batardon

Disposés en formation triangulaire sur le plateau, regardant dans le même axe, les sept danseurs chutent l’un après l’autre pour mieux se relever. Les interprètes sont pris dans un élan et une énergie identique entre un corps qui s’affaisse et une anatomie qui se redresse.

Le motif sisyphéen de la chute et du rebond comme valeurs tour à tour positives, négatives ou neutres ne cesse d’être reconduit au fil d’un ostinato qui intrigue pour Normal, créée au Théâtre Forum Meyrin en 2018. La chute – et ses corollaires, le déséquilibre, le relevé – constituent ici le matériau premier gestuel, musical et rythmique du projet chorégraphique. Il s’agit avant tout d’un travail sur la tonicité.

Chutes et relevés

Figure récurrente et foisonnante de la danse contemporaine – Pina Bausch, Wim Wandekeybus, Eduard Lock ou Sidi Larbi Cherkaoui parmi tant d’autres – , la chute est réinventée comme motif chorégraphique abstrait et métaphysique chez l’artiste d’origine brésilienne Guilherme Bothelo. L’opus tient d’une forme de ballet contemporain, aux équations mouvementistes austères, contraignantes et rigoureuses.

On songe ainsi aux exigeants comptés intérieurs de l’interprète. A ses redressements posturaux quasi martiaux même s’ils restent emprunts d’une grande fluidité. La pièce fuit toute exploration du potentiel burlesque, accidentel et comique de l’action de tomber pour se cristalliser sur le dramatique et le lâcher prise.

Art du rebond

L’interprète abandonne son poids à la gravité comme dans une chute classique; il travaille «l’aller-vers» et le «repousser» par l’intermédiaire du rebond, dans une variation moins de vitesse que d’énergie. Des variantes affectent l’expression du visage. Ici un cri muet, là un rictus qu’accompagne un mouvement de recul brusque de la tête comme devant une menace. Plus loin, une expression de jubilation extatique dans un exercice néanmoins largement désincarné qui confine à la transe.

Le groupe progresse imperceptiblement dans une relation intime au poids et à la gravité. Deux pas croisés à gauche puis à droite entrainent le corps dans un déséquilibre. Sans que variations et résistances d’un danseur au mouvement général n’apporte de contrepoints marquants à la métrotomie horlogère de l’ensemble.

Humanité recomposée

De Sideways Rain, où des danseurs défilent de cour à jardin comme des lignes vitales retrouvant les âges et périodes de l’évolution humaine au récent In C – des rencontres et face à face entre interprètes  conjugués  à l’infini sur la musique du compositeur minimaliste américain Terry Riley refiguré live par les Young Gods, en passant par les fragments de corps apparaissant et disparaissant de Contre-monde, l’artiste s’acharne à décliner de signes de vie et images de nos travaux, tourments et jours. De chutes comme natives, innocentes proches du jeu d’enfant à la gravité de danseurs aux gestes synchrones. On ne perçoit plus alors que le silhouette d’un mouvement infini vers l’au-delà qui est celui des générations et des vies qui passent et trépassent, pour mieux se relever, ici au rythme de 600 chutes en un tour d’horloge

Condamnés à tomber et se relever sans fin tels les Wims du Ballet Giselle, les interprètes ne sont que les pantins de trajectoires en accéléré qui subsument le rythme de l’humanité. Dans Normal, Tout se transforme au terme de boucles et cycles qui font parfois ressembler la danse moins à une reviviscence de grandes figures de la danse post-moderne, Lucinda Childs en tête. Celle qui signa la chorégraphie géométrique et répétitive de l’opéra Einstein on the Beach mis en scène par Robert Wilson sur la musique de Philip Glass.

Pluie de métaphores

«Tomber sept fois, se relever huit», dit un proverbe nippon. Êtres fauchés sous la mitraille, migrants déséquilibrés, résilience, résistance, reconstruction après l’impact d’une blessure, d’un Covid long, d’une disparition ou de la perte d’un emploi, les métaphores et paraboles intimes, sociales et historiques abondent.

La chute est ainsi physiquement ce que fait vivre la présidence Jair Bolsonaro, compatriote du chorégraphe. Un politique erratique qui n’a cessé de parler du déclin, de la chute d’une société et de son relèvement grâce à lui. Avant de la faire chuter dans une nuit pour les droits humains. Il ainsi encore une fois minimisé la pandémie (170’000 morts au Brésil) le 11 novembre dernier, arguant: «Nous allons tous mourir un jour, tout le monde ici va mourir. Ça ne sert à rien de fuir cela, de fuir la réalité.»

La pièce s’achève sur un dialogue rapporté entre Dieu et Einstein aux portes du Paradis qu’une écoute distraite croirait tombé de la pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt, Le Testament d’Einstein. Ce dialogue absurde et révélateur des bugs dans l’ADN de l’équation humaine est passé dans une vidéo noir-blanc projetée sur grand écran par la poétesse polonaise Wisława Szymborska, prix Nobel de littérature 1996. Son œuvre fait se côtoyer études philosophiques, réflexions inspirées de l’observation minutieuse et lucide de la vie quotidienne, dans des vers classiques. Dans le fleuve infini, inconnu du Devenir, le poème est l’ultime vigie d’une société égo et ethnocentrique; l’ultime révolte contre la régression, l’imaginaire, la fuite de l’éternelle réalité. Ainsi souhaiterait être Normal.

Bertrand Tappolet

Normal. Chorégraphie de Guilherme Bothelo. 25 novembre. 19h. A (re)découvrir en ligne dans le cadre de Beirut International Platform of Dance. https://www.citerne.live/fr
Citerne.live est un espace numérique interdisciplinaire en ligne voulant être un «asile» artistique avec un programme de diffusion d’événements culturels en direct.
Rens.: https://cutt.ly/ShajvEt