Mémoires cubaines blessées

Cinéma • Le réalisateur cubain Armando Capó signe un subtil et tchekhovien «Agosto» inspiré de son adolescence. Il fait la part belle aux silences et non-dits pour refigurer la «période spéciale», ses pénuries et exodes.

La jeunesse cubaine face à la crise de la «"période spéciale", un sujet tabou pour des films réalisés à Cuba», selon le cinéaste d’"Agosto", film coproduit par le Costa-Rica et la France. (LDD)

Le film Agosto (Août) met en lumière au plan intime le désarroi social, humain et la débâcle économique de Cuba pendant la crise dite des balseros vue par un jeune rural, Carlos. Celui-ci est un double possible du cinéaste Armando Capó adolescent. La réalité énigmatique, partielle, incompréhensible est littéralement vue à travers ses yeux, tandis que la situation économique et sociale est brièvement évoquée par des flashs radio. C’est la fin des cours et les vacances débutent. Carlos erre avec ses amis dans les coins qu’ils affectionnent. A la nuit tombée, il s’occupe de sa grand-mère s’enfonçant dans la démence et observe avec envie sa voisine trentenaire.

Nous sommes à l’été 1994, sous la période spéciale, crise provoquée notamment par la fin de l’Union soviétique, soutien économique de l’île pendant les trois décennies précédentes. De nombreux hommes se réunissaient devant sa maison pour préparer les balsas, petits bateaux empruntés par 35 à 45’000 âmes pour quitter la patrie de Fidel en direction des États-Unis. Beaucoup alors se perdirent et firent naufrage. L’un de ses radeaux de fortune est porté en procession entre bénédiction et exorcisme. Le film a été tourné dans la petite cité natale de pêcheurs du réalisateur, tandis que des proches disparaissaient pour une émigration de tous les dangers face à la misère, la famine et le blocus.

Exil réprimé puis toléré

Grâce à un casting mêlant professionnels et amateurs insufflant une écriture naturaliste proche du documentaire, cette nuancée fiction rend compte avec sobriété, dignité et pudeur de la peur vécue à l’époque par le peuple cubain. Elle permet une peinture réaliste des lignes de fractures d’un pays durement touché par l’effondrement de l’URSS et le boycott étasunien. Par petites touches, il dévoile l’atomisation familiale, les adieux clandestins et la séparation de couples pour échapper à la misère et aux pénuries. Celles-ci provoquent en août 1994 à La Havane la plus grande manifestation de l’histoire du régime, baptisée plus tard le «Maleconazo».

En entretien, le cinéaste précise que les balseros se sont d’abord dissimulés pour réaliser leur exil. «Ils étaient alors persécutés par les autorités, comme le suggère le couple de jeunes biologistes au début du film. Les gardes-côtes cubains et la police, s’ils les surprenaient à quitter le pays, les ramenaient de force à terre. Avec procès et amendes à la clé. Comme la situation économique devenait toujours plus critique, ces sorties illégales se firent plus fréquentes. Des traversées encouragées par l’aide qu’elles recevaient de la communauté cubaine de Miami et des autorités américaines».

Au début des années 90, les coupures d’électricité pouvaient durer jusqu’à 16 heures par jour, les usines étaient quasiment paralysées, le carnet de rationnement («libreta») ne parvenait plus à nourrir les familles. Et les Cubains devaient circuler à vélo, avec le système D et le marché noir pour seuls recours.

Comme l’illustre le destin du père de Carlos sacrifiant tout à sa famille, «la fuite vers les États-Unis était souvent vue comme la seule alternative pour une vie meilleure. Lorsque le désespoir du peuple cubain a été si fort pour présager un possible soulèvement social, Fidel Castro a déclaré qu’il n’empêcherait aucun citoyen d’essayer de rejoindre les États-Unis. De cette période datent les images que nous connaissons de la crise des balseros, de l’exode massif.»

Le film est l’un des plus inspirés portraits de l’adolescence réalisés à ce jour. Soit cette période «désynchronisée des rythmes adultes», selon l’anthropologue français David Le Breton. Le temps adolescent apparaît chez Carlos rivé sur le présent. Avec une grande difficulté à intégrer l’avenir. Cette manière de vivre les journées qui contrastent entre moments d’hyperactivité, contemplation, suspension voire oisiveté. «La mort de la grand-mère, en plus de permettre à Carlos de ressentir la douleur de la perte, est le point où l’équilibre est rompu. La voisine est l’objet d’un désir possible, charnel, typique du monde des adultes», souligne le cinéaste. L’adolescence est aussi le temps où le jeune homme cherche à s’échapper, trouver sa marge d’autonomie et liberté, quitte à déboucher sur une solitude crépusculaire.

Accompagnant fortuitement des compatriotes d’infortune dans leurs préparatifs de traversée, il subit sur la grève nocturne un viol de la part d’une femme plus âgée que lui. Ivre, cette dernière est paniquée par sa mort probable dans les flots. Elle impose ainsi dans une douceur affligée un coït, tel un dernier sursaut de jouissance terrestre. «Il arrive à Carlos quelque chose qu’il souhaite continûment, la perte de sa virginité. Mais cet événement est traumatisant, il n’y a ni plaisir, magie ou poésie. C’est une emprise de la réalité contextuelle. De la douleur et non du désir. La jeune femme n’a même pas la possibilité de comprendre ou de réfléchir. Et sait que ce qu’elle a fait est mal, c’est pourquoi elle pleure.»

1990-2020

Pour La Havane, le coupable de la crise actuelle est Washington, qui renforce son embargo en vigueur depuis 1962. Pour contraindre Cuba à renoncer à son soutien au gouvernement de Nicolas Maduro, notamment en sanctionnant les bateaux transportant vers l’île du pétrole du Venezuela, son principal fournisseur. En récession et sous pandémie, certains Cubains craignent un retour aux heures les plus sombres de la crise sous-tendant Agosto.

Aux yeux d’Armando Capó, «la crise des années 1990 ne se présente pas aujourd’hui de la même manière car plusieurs générations de Cubains ne l’ont pas vécue. Le potentiel symbolique de la résistance du peuple cubain est épuisé. Internet a supprimé le monopole exclusif de l’État sur les médias, ce qui a érodé ce discours. Nous n’avons pas atteint les niveaux de la période spéciale, mais il est indéniable que l’on ne trouve pas de produits de base, que nous recevons nos salaires et avons économisé dans une monnaie qui se dévalue. Qu’il y a la faim et toujours plus de misère. Mais pas encore de coupures de courant comme à l’époque. La grande question est de savoir si la population supporterait une aggravation de ces conditions. Je ne peux répondre. Il est possible que nous le puissions.»

Agosto. A voir en ligne dans le cadre du Festival Filmar en America latina, du 20 au 20 novembre. Rens.: www. filmaramlat.ch