Refigurer une vie interrompue

EXPO • A travers traces, vêtement, objets, images et écrits autour d’un parent défunt, une exposition-installation tente d’interroger ce qui reste d’un être brutalement disparu. Pour interroger les liens entre vivants et défunts. Troublant en ces temps pandémiques.

Capture d'écran d'une vidéo de Virginie Rebetez. Elle est présentée dans le cadre de "Vous trouverez mon corps au petit port". Exposition-installation Virginie Rebetez, en collaboration avec Marie Ilse Bourlanges. Photo-capture d'écran: V. Rebetez.

Que se souvient-on d’une vie? Qu’est-ce qui en demeurera? Quelles traces peut-on laisser? Comment infléchir le destin après une disparition? Dans un monde qui change continument, où les flux d’images sont parfois vidés de leur sens, où la continuité d’une existence semble une illusion, que faire? il est souhaitable de s’interroger sur des bribes de passé à dévoiler, refigurer. Et une interrogation se pose sur le devenir et ce qu’il convient de lui transmettre ou non.

En relation avec le Festival Toussaint’S, a été conçue une installation artistique autour du suicide, thème de cette édition reportée en novembre 2021 pour cause de pandémie. Donnant son titre à l’exposition-installation, la phrase «Vous trouverez mon corps au petit port» est celle inspirée de la main du grand-oncle à la photographe lausannoise Virginie Rebetez.

Rupture de communication

Il y a vingt ans, par une nuit de juin, Bernard Rebetez, 80 ans, plie méticuleusement ses habits sur la grève du lac de Bienne avant de s’y noyer volontairement. Il laisse une note: «Je ne peux plus supporter ma surdité, donc ma solitude. On peut me trouver petite plage port nautique.» Aux yeux de l’artiste, ce travail gravite autour d’une communication brusquement interrompue. Comme dans la surdité du grand-oncle «où des ondes transformées n’ont pas réussi à capter, un message fait de vides et de pleins.»

En se donnant la mort, une personne peut-elle, par son acte, défendre une vie plus solidaire et se battre pour une certaine idée du bonheur? L’artiste en doute. «Je ne suis pas sûre qu’il faille voir dans le geste d‘une personne se suicidant, un message pour nous les vivants. Je ne me risquerai pas à interpréter ce geste. Appartenant à la personne, chaque suicide est unique. Avec son lot de souffrance et renonciation. Juste un sentiment de paix, un arrêt de la bataille, une baisse d’armes, une capitulation.»

Détricoter les traces

Visible à la Galerie Forma, l’une des dernières ouvertes en Suisse romande, l’exposition trouble et interroge à l’heure de la pandémie. De plain-pied au lieu d’exposition, le visiteur découvre entre autres quatre photos grand format du pull ayant appartenu à Bernard Rebetez. Ceci en divers étapes de pliage, de dos et face comme l’autoportrait d’un être évanoui par les traces laissées soigneusement derrière lui. Virginie Rebetez a souhaité dialoguer avec une création due la plasticienne française née en 1983 Marie Ilse Bourlanges ayant souvent explorer les qualités narratives et transitoires de la terre comme matériau notamment.

Il s’agit d’une est une forme de métier à détisser lentement la laine. Un geste automatisé rejoignant le détissage/retissage d’une vie aux fils brusquement coupés par plusieurs sources et représentations. Marie Ilse Bourlanges a aussi conçu des cartes perforées censées transmettre des informations et qui ici reproduisent les motifs du pull du défunt.

Sommeil et mort

Les photos sont des memento mori, locution latine qui signifie «souviens-toi que tu vas mourir»). Prendre une photo, c’est s’associer à la condition mortelle, vulnérable, instable d’un autre être ou d’une chose. En témoigne ici l’appareil auditif du défunt démesurément agrandi en une photo noir-blanc formant une sculpture organique étrange. Là le corps du grand-oncle dormant sur son canapé.

Hypnos (le sommeil) et Thanatos (la mort) sont des états souvent rapprochés. «Ce n’est pas un portait avec photos de famille. Comme souvent, je me suis engouffrée dans la lacune, le vide, l’énigme, ce qui reste. Il existe toujours ce pas infime à faire lorsque l’on veut se suicider qui me paraît incompréhensible», relève la photographe. Pour l’image du flyer et l’affiche de l’exposition, elle a retenu un instantané noir-blanc de son parent décédé assoupi. Il est nimbé d’une incertitude entre repos et mort.

Archive, note et rythme

Aux murs, des archives : le rapport de police, celui d’autopsie. Mais aussi des photos que l’artiste a demandé à son père de prendre dans l’appartement du grand-oncle (penderie, peintures, canard en céramique…), ne pouvant être présente sur les lieux ni à la cérémonie. Dans un dispositif variant les formats, elles sont présentées sur deux étagères pareilles à des couvertures de livres, voire des cartes postales en accrochage serré. Les sources se déclinent, dialoguent, se télescopent voire se brouillent. La scénographie favorise ainsi l’entre-deux, ce qui vient à manquer et demeurera à jamais irrésolu.

L’investigation se veut poétique. Prenez  la note manuscrite de suicide du grand-oncle. Elle est reproduite et encadrée vingt fois. Avec pour chaque image un caviardage d’une partie du texte par des traits noirs au pinceau. «Il y a toujours une éclipse, un bug dans le message. J’accorde une grande importance au rythme, à la musicalité de ce dispositif pareil à une partition, bien plus que sa signification», relève l’artiste.

Mémoires

Que retient-on de la vie d’un parent en termes de souvenirs tangibles fuyant la dimension parfois conceptuelle de l’exposition ? «Il était très drôle, c’était le premier à rire et faire des blagues. Très engagé dans sa communauté religieuse catholique, il voulait, jeune, être prêtre. Les dernières années il s’est senti rejeté par sa communauté qui ne faisait pas grand-chose pour l’intégrer malgré sa surdité presque absolue. Il en avait parlé lors du dernier souper chez mes parents. La vidéo dans l’exposition apporte ce sentiment plus intime, on le découvre un peu.»

Au sous-sol, il apparaît ainsi filmé par l’artiste lors d’une séance photo dont la finalité lui échappe. A ses côtés, son épouse très amaigrie par le traitement d’un cancer auquel elle ne survivra pas. Un autre choc pour le grand-oncle. Malicieusement sont reproduits comme dans un jeu d’échos les doutes du tout-public face à l’utilisation plasticienne de la photographie et l’exposition à venir.

Photographe post-mortem

Proposant ses services en tant que photographe funéraire (ledernierportrait.ch), Virginie Rebetez s’inscrit dans les origines mêmes oubliées de la photographie en 1840 au détour d’une première image argentique de gisant. «Au 19e s, ce type d’images ouvrait sur toute une réflexion et une mémorialisation collective, une commémoration du mort et de l’expérience de la mort et du deuil», souligne l’artiste.

Elle songe à l’idée de présence-absence tant du sujet photographique que du cadavre. Mais surtout, sur un mode tangible et rituel, la photographe souhaite contribuer au processus du deuil, redonner une place au défunt en lui rendant hommage. Et en favorisant le partage avec les proches ne pouvant être présents. Ou «absentes à elles-mêmes» lors de ces moments d’intense douleur et désarroi existentiel.

Cette dimension jouant du visible et de l’invisible est naturellement omniprésente depuis les mesures sanitaires de mars dernier entourant les cérémonies funéraires sous Covid-19. Si la photographe en a accompagné certaines par des prises de vues vidéo, elle reconnait que WhatsApp fait souvent son office par smartphone interposé d’un endeuillé. «Les temps de pose et d’installation du matériel sont souvent un défi pour le proches endeuillés», reconnait-elle. Revenant sur ses collaborations avec les pompes funèbres pour différentes séries photos, Virginie Rebetez relève que «les croque-morts,  font presque partie de la famille» et peuvent aussi réaliser un filmage lors des obsèques.

Bertrand Tappolet

Vous trouverez mon corps au petit port. Exposition de Virginie Rebetez, en collaboration avec Marie Ilse Bourlanges. Galerie Forma, rue des Côtes-de-Montbenon 3, Lausanne. Jusqu’au 29 novembre. Rens.: forma-art.ch et virginierebetez.com