Impressions de Godard par Fabrice Aragno

Cinéma • JLG a popularisé le «jump cut» (saute d’image) pour «A bout de souffle». Puis délaissé progressivement la fiction dans les années 90. Pour se lancer en aventureux archéologue et monteur de cinéma, dont témoigne son assistant, Fabrice Aragno.

Godard propose notamment un genre de montage-collage-mixage fortement déréglé et minutieusement composé entre mots, images et sons. (Fabrice Aragno)

Le Neuchâtelois est aussi chef opérateur, monteur et producteur du cinéaste historique le plus (mé)connu qui soit. A l’orée du millénaire, Fabrice Aragno venu du Théâtre des Marionnettes de la Poudrière rencontre Jean-Luc qui a 90 printemps ce 3 décembre. Avec le co- fondateur de la Nouvelle Vague, il travaille notamment sur Film Socialisme, Adieu au Langage et Le Livre d’image. Inventeur, l’homme refuse la fétichisation de Godard alors que sa relation avec lui est pragmatique et simple, naturelle et souvent silencieuse. La beauté la plus fulgurante, déroutante parfois, peut surgir ici des réflexions les plus profondes, là des constats les plus élémentaires voire disputés.

Le bricoleur salue un cinéaste volontaire, déterminé, éternellement en quête de «plusieurs projets en cours». Au final, quelque 120 réalisations à ce jour, comptant tous les types de productions – collaborations, clips, épisodes, coréalisations… Bâtissant film après film, l’image d’un artiste littéralement habité par le cinéma. Selon l’assistant se voyant en apprenti sorcier sorti du disneyen Fantasia, inutile de chercher la clef magique de compréhension des opus du maître: «il faut prendre le film comme on prend quelqu’un dans ses bras, et faire un pas de deux. Pour lui c’est lors du montage que l’on compose véritablement le film et que l’on «met de l’imaginaire dans le concret».

Deuil de la vie

En 2012, sur commande de la Télévision suisse et scénario du maître, il co-réalise avec Godard, Quod erat demonstrandum s’ouvrant sur un plan de JLG/JLG. Autoportrait de décembre (1995). La séquence est une forme de regard introspectif où Jean- Luc invite à regarder le négatif en face. A l’en croire, il ne peut réaliser un film «marqué par une vision sur- plombante et verticale», mais avec celui dont il partage le travail.

Godard lui propose alors une structure de 24 fois une minute, plus une de générique initial et final. Chaque minute est découpée en quatre plans, dont «l’un de Jean-Luc dans ses films, un autre de ceux-ci.» Il s’agit de voyages dans les paysages godardiens. Le film se scelle par «le cinéaste tel Ulysse de retour à Ithaque, retrouvant le foyer et reconnu par son chien. C’est une odyssée simple.

Cubisme en images

Loin de produire une dramaturgie, il s’agit de cubisme. Ou plutôt de mobiles suspendus à la Alexander Calder, dont les éléments bougent légèrement, offrant des facettes multiples. Et une importante partie centrale liée à la guerre où un travelling dévoile des arbres coupés.» On y entend la voix caverneuse, mélancolique, lasse et amniotique de l’ermite rollois: «Je sais maintenant pourquoi le cinéma a commencé en noir et blanc et même les premières photographies. C’est parce qu’il fallait participer au deuil de la vie.»

Significatif d’un lien pluriel avec la cinéaste et écrivaine lausannoise Anne-Marie Miéville dont il est le compagnon, on retrouve son parcours à elle au cœur d’une maquette dans un court film, Voyage(s) en utopie. Si Godard est facétieux, sensible à la musique et la peinture, il est aussi tragique. Dans l’exposition qui lui est consacrée en 2006 au Centre George Pompidou, il prévient à l’entrée d’une salle: «Le passé n’est plus transmissible, il ne peut être que cité.» Mais les signes, fragmentaires, interprétables, peuvent encore aider à en chercher le sens.

Intégrer ce qui est

Sorti en 2004, Notre Musique marque la première coopération entre Aragno et Godard. Son cinéma lui avait été présenté comme «analytique, littéraire, universitaire». Les a priori s’évanouissent au premier tournage. «S’il aime œuvrer sur les mots et les contradictions, il considère ce qui est. Et l’intègre littéralement au tournage. Ainsi cette séquence d’après orage, car il peut bien pleuvoir au paradis. Dans ce sous-bois humide traversé de lumières et de rideaux pluvieux à la diagonale. C’est d’une incroyable richesse, angoissant, fort. Il va à l’essence de ce que vous êtes. Le présent physique, l’ici et maintenant n’est-il pas la plus belle des choses?», s’enthousiasme le Neuchâtelois.

Conscience de soi et conscience du monde sont intimement liées dans cette nature renoirienne esquissant  un espace émancipateur toutefois délimité par des soldats. Comme un idéal communautaire pensé et imaginé de l’intérieur.

Parcours d’un regard

Le Livre d’image s’inscrit dans la veine «mélangeuse» de l’œuvre godardienne. Soit des montages ou sampling d’emprunts et tuilage d’extraits de films, archives, de reportages télé, notamment sur la guerre du Vietnam, fragments écrits ou musicaux. Le tout forme un sidérant mash-up dont la terrible beauté désastreuse – une part importante des sources visuelles traitent des conflits et de leurs dommages collatéraux – réside dans leur assemblage. Mais aussi dans la manière de transfigurer les matériaux originels devenus des moirages aux teintes flashy. Une mosaïque où le traitement du son est aussi singulier voire déroutant que celui de l’image.

«L’œil y accroche souvent un petit détail pour partir vers le monde. Celui du film qui notamment rit, hurle, passe les guerres et les éclats de la Commune», confie Fabrice Aragno au sujet du rythme aléatoire des images projetées au fil de chaque section de l’exposition (qui devrait voyager) et film-livre dont il a conçu le printemps dernier l’accrochage – sur une proposition du Festival Visions du réelsous le titre, Sentiments, signes, passions, A propos du Livre d’image au Château de Nyon. Ceci autour de la palme spéciale à Cannes en 2018. «Comme si le jury avait eu peur de lui décerner une palme tout court».

Pour ce film, Aragno souligne: «C’est du montage. La tâche consistait à lui apporter des images ou des DVD, à construire les étagères que l’on retrouve dans l’exposition nyonnaise. C’est un apprentissage de l’expérience continûment renouvelé de travailler avec lui».

Voir Quod erat demonstrandum à https://vimeo.com/55011569. A l’occasion de son anniversaire, des films de Godard sont présents dans les festivals, ici et à l’international monde. La Cinémathèque suisse (Lausanne) lui consacre deux journées spéciales les 8 janvier et 11 février avec trois films emblématiques. Sous réserve de la situation sanitaire.