La CSS à l’heure yougoslave

Livre • A travers les souvenirs d’Elio Canevascini, se dessine un témoignage sur la mission de la Centrale Sanitaire Suisse (CSS) en Yougoslavie (1944-45). Une histoire méconnue.

Hommage au médecin antifasciste tessinois Elio Canevascini (1886-1965). (DR)

En septembre 2017, les fils d’Elio Canevascini (1913- 2009) ont mis la main sur un texte dactylographié, intitulé Ricordi di un periodo trascorso con l’Armata di liberazione della Juggoslavia, 44-45 (Souvenirs d’un temps passé avec l’Armée de libération de la Yougoslavie). Cet écrit intéressant n’existe actuellement qu’en italien et sur un site Internet.

Certes, on avait déjà le témoignage très riche de Paul Parin, Es ist Krieg und wir gehen hin (C’est la guerre et nous y allons) paru à Berlin en 1991. On trouvera aussi de nombreux éléments sur les missions en Yougoslavie dans notre livre, 75 ans de solidarité humanitaire. Histoire de la Centrale Sanitaire Suisse et Romande 1937-2012. Rappelons brièvement le contexte politique et militaire: à la fin de l’année 1944, la Wehrmacht fait retraite en bon ordre depuis la Grèce. Elle livre des combats sans pitié – on ne fait pas de prisonniers de part et d’autre – à l’Armée de Libération nationale yougoslave (ALNY) de Josip Broz Tito. Quant aux quatre missions médicales de la CSS auprès de celle-ci, elles constituent sa deuxième action importante depuis la guerre d’Espagne.

Engagement antifasciste

Elio Canevascini est le fils de Guglielmo Canevascini (1886-1965), un conseiller d’Etat socialiste tessinois, qui est aussi un antifasciste actif. Elio est en train de faire des études de médecine à Paris lorsqu’en 1936, très jeune, il s’engage dans les Brigades internationales. En octobre 1944, à titre de médecin, il est l’un des six membres de la première mission en Yougoslavie. Celle-ci est composée en outre des Drs Hannes Merbeck, Marc Oltramare, August Matthèy et Paul Piderman, le chirurgien le plus expérimenté de l’équipe. Il y a aussi l’infirmière Liselotte «Goldy» Matthey, sœur d’August, et qui deviendra l’épouse de Paul Parin.

Disposant de trois tonnes de matériel médical (six équipements chirurgicaux complets), la mission quitte Genève le 6 octobre 1944, se rend en camion jusqu’au sud de la France, puis est embarquée sur un navire de la Royal Navy jusqu’à Naples, ensuite en camion de l’armée américaine vers Bari, enfin en bateau plat (liberty ship) jusqu’à Crna Gora, sur la côte dalmate. L’équipe est alors rattachée à un corps d’armée de partisans. Le groupe va se diviser et chacun vivra une expérience particulière.

Elio Canevascini part dans les montagnes du Monténégro, au service de la Xe Brigade Révolutionnaire. Les combats se déroulent dans un paysage de montagnes nues et pierreuses, où pendant l’hiver règne un froid glacial. Elio reçoit une mitraillette britannique Sten. Sa photo avec celle-ci orne la page de couverture du document. Mais il ne s’en ser- vira que pour chasser les loups…

Médecine au front

Les combats sont terribles. Le médecin doit pratiquer la «médecine de guerre» au sens le plus pur du terme. Il n’y a pas de radiographies possibles, ni de transfusions de sang. De surcroît, les troupes sont toujours affamées. Elio opère à proximité du front, qui est mobile, et parfois à la lueur des chandelles, faute d’électricité. Il est le seul médecin dans une région grande comme le Tessin. Il se fait com- prendre, car quelques soldats savent l’italien, et il s’efforce d’apprendre le serbo-croate. Il dispose aussi des compétences de quelques soldats et officiers italiens qui sont restés en Yougoslavie. Un jour, il assiste à une scène terrible qui le bouleverse: après lui avoir fait creuser sa tombe, on fusille un jeune de 15-16 ans accusé de trahison, et devant sa mère.

Eloignement du «bloc soviétique»

Elio Canevascini participera encore à la 4e mission en Yougoslavie (août 1945), dont le but est de créer un centre de chirurgie à Belgrade, pour soigner les amputés et fabriquer des prothèses. Mais peu à peu, il prend ses distances avec la résistance yougoslave. Il voit se mettre en place une administration de type stalinien. Dans un hôpital, il constate l’incapacité et l’arrogance du directeur, et doit assister à d’interminables conférences politiques. Plus tard, c’est la révolte hongroise de 1956 et la répression par l’armée russe qui vont éloigner Elio de sa «compréhension» envers le bloc soviétique.

Dans son témoignage, Elio Canevascini dit d’autres choses intéressantes, ne concernant pas directement la mission en Yougoslavie. Il y parle de son père Guglielmo, autodidacte, grand lecteur, avec un sens profond de la justice sociale. Il évoque aussi son séjour de formation à l’Hôpital cantonal de Zurich, où il a pu constater la grande admiration de certains médecins envers les capacités stratégiques de von Rundstedt et Rommel… Enfin, sa traversée de l’Italie à fin 1944 lui a révélé la grande misère du peuple. En 1985, on a invité Elio Canevascini à parler de son expérience en Yougoslavie. Mais il a toujours refusé. La redécouverte de son texte dactylographié est donc un apport à une Histoire peu connue.

Voir le site net de la Fondation Pellegrini Canevascini pour consulter: Con i partigiani in Montenegro. Ricordi di una missione della Centrale Sanitaria Svizzera (1944-1945).