Culture en jeu sous pandémie

Covid-19 • Face à une situation menaçant leur pérennité, des acteurs culturels romands se mobilisent et se fédèrent subissant, comme la majorité, des fermetures en série. Ils relèvent des manques dans les couvertures annoncées tout en passant à l’offensive.

«Si cette incertitude continue, les créateurs, qui sont toujours à court de thunes, devront redevenir des amateurs, ce qui n’est pas souhaitable pour la société», avoue Isabelle Bonillo, actrice et directrice de la Compagnie vaudoise T-âtre. Du fait de la crise du Covid-19, la situation des théâtres n’est pas simple entre annulations de spectacles et difficultés à obtenir des aides. Au point que dans le Canton de Vaud plus de 130 compagnies ont décidé de créer une faîtière, Les compagnies vaudoises, pour défendre leurs intérêts. Le 2 décembre, une centaine de membres du mouvement de base «sans culture le silence» étaient aussi devant le Grand Conseil pour obtenir la réouverture rapide des lieux de création. Ce qu’ils ont obtenu, puisque la Conférence intercantonale de la Suisse romande et du Tessin s’est résolue le 4 décembre de lever l’interdiction d’exploiter les lieux culturels pour le 19 décembre. Ceci sous réserve des nouvelles mesures de restrictions annoncées le 8 par le Conseil fédéral.

Alors tous les problèmes résolus? Les indemnisations liées à la fermeture des scènes et de l’annulation de spectacles durant la 1er vague du coronavirus restent un sujet de préoccupations. En mars, le gouvernement adopté une ordonnance fédérale sur l’atténuation des conséquences économiques du coronavirus dans le secteur de la culture pour les pertes encourues entre le 1er mars et le 25 septembre 2020. Puis, en octobre une seconde pour la période du 26 septembre 2020 au 31 janvier 2021 pour un montant de 100 millions jusqu’à fin 2021. Les contributions sont octroyées paritairement par la Confédération et les cantons (avec un montant de 32 millions dans le canton de Genève ou de 39 millions dans celui de Vaud pour la 1er vague) et sur demande des intéressés pour indemniser les pertes financières. Elles peuvent aussi être utilisées pour des projets de transformation permettant aux entreprises culturelles de s’adapter au contexte modifié par la pandémie, selon l’association professionnelle Artos.

«Cette enveloppe globale a l’air impressionnante, mais dans les faits, elle va très peu aux créateurs et se dirige vers les plus grandes structures, où se trouvent des emplois en CDI. On a pu le voir lors du plan de relance de la Ville après Covid qui a lancé un appel à projets pour des représentations du 19 au 23 août. Un budget conséquent était prévu pour financer huit spectacles, ce qui revenait à une rémunération de 1’000 francs par semaine pour deux semaines de travail», explique Isabelle Bonillo. Pour elle, le problème de rémunération des artistes liée à la précarité de l’emploi est aussi crucial. «La plupart des métiers de la scène ne sont pas en CDI et relèvent de l’intermittence ou de contrats en CDD. Alors on est on est toujours obligé de courir d’emplois en emplois, ce qui est encore plus difficile pendant la pandémie, pour obtenir un droit au chômage», relève-t-elle encore.

Lacunes potentiellement fatales

A Genève, plusieurs compagnies de théâtre non-attachées à un lieu, ont créé en juin l’association Tigre, qui a pour but de promouvoir et de défendre les intérêts des producteur.ice.s de théâtre indépendant et professionnel. L’association se veut «l’interlocutrice des pouvoirs publics, des organismes subventionneurs, des organisateurs et des institutions sur les questions de subventionnement, de financement des productions théâtrales et de politique culturelle». «Il s’agit notamment pour nous de solliciter aujourd’hui les pouvoirs publics et de monter des dossiers d’indemnisations, après le déblocage de l’aide à la culture par le Conseil fédéral et de la longue attente qui en découle pour toucher ces indemnités», explicite Jean-Louis Johnannides, fondateur de la Compagnie En déroute.

«Pour l’heure, une partie des structures théâtrales sont toujours dans l’attente d’une indemnisation suite à la première vague de ce printemps. Pour nous qui travaillons au coup par coup et sans réserve financière, un trou d’une dizaine de milliers de francs peut être fatal», renchérit Jérôme Richer, auteur et directeur de la compagnie indépendante Ombres. C’est le cas du théâtre du Grütli, qui annonce sur son site qu’il n’ouvrira pas jusqu’à nouvel ordre. Motif? «A ce jour nous n’avons reçu ni préavis positif, ni versement venant du fonds d’indemnisations concernant cette période», dénonce la structure, qui annonce aussi que ses salariés n’ont encore reçu aucune RHT entre mars et juin.

Une ouverture à risques

L’ouverture des théâtres à partir du 19 décembre (remise probablement en cause par le Conseil fédéral) demandé par les associations professionnelles, est loin d’aplanir toutes les difficultés. «Cette ouverture est tardive, cela nous cause de gros soucis d’organiser avec les théâtres des spectacles dans cette dynamique de yo-yo d’ouvertures puis de fermetures, même si on est conscient que d’autres secteurs comme la restauration, vivent des situations aussi difficiles. Mais nous demandons aussi une équité de traitement avec ces autres secteurs, sachant que nous appliquons les mêmes règles sanitaires strictes. Nous allons profiter de cette possibilité pour monter sur scène. On doit prendre ce que l’on peut, montrer que la culture est toujours active, ne sachant pas combien de temps cette ouverture va durer. Mais pour certaines structures qui ont des grandes jauges de spectateurs, la limitation à 50 personnes ne leur permettra pas de rentrer dans leurs frais dans cette courte période jusqu’aux fêtes», estime Jean-Louis Johnannides.

«Jusqu’à présent, aucun cluster n’a été recensé dans un théâtre ou un cinéma. Les pouvoirs publics devraient faire confiance aux gens du métier pour la protection du public et des travailleurs. Si on ne fait pas des spectacles, qui sont essentiels à la démocratie, on peut s’inquiéter de la survie du monde culturel à Genève, un secteur qui représente 10% des emplois sur le territoire», argumente Jérôme Richer.

Problèmes de jauge

«La jauge de 50 spectateurs fixée par le Conseil fédéral est complètement arbitraire et crée de grandes difficultés. Un théâtre de 100 places comme le Galpon ou celui du Grand Théâtre présentent des configurations qui n’ont rien à voir», estime Jean Liermier, directeur du théâtre de Carouge et président de la Fédération romande des arts de la scène (Fras), qui reconnaît aussi avoir dû déposer recours devant le Cour de justice pour obtenir des RHT pour ses employé.e.s.«Les décisions concernant le fonds d’indemnisation viennent tout juste d’être prises à Genève, alors que dans les autres Cantons romands cette question est réglée depuis plusieurs mois déjà.», confie-t-il encore.

De quoi l’avenir sera-t-il fait dans ce climat lourd d’incertitudes? Pour Jean-Louis Johannides, l’agenda culturel sera complètement modifié pour plusieurs années. «C’est la raison pour laquelle on repense notre pratique, pour présenter des solutions alternatives pour travailler et continuer, sans forcément présenter un spectacle. Cela peut passer par des recherches dans le domaine théâtral et la création d’un répertoire prêt à être présenté, ou également des créations utilisant les supports audio comme les podcasts. Mais tout cela ne remplacera jamais une représentation publique. Nous nous adaptons, nous sommes créatifs, ça fait partie de notre ADN», envisage-t-il.

Tout en s’avouant soulagé que sa compagnie soit au bénéfice d’une subvention de trois ans de la part du Canton de Vaud et de la Ville de Vevey, la chorégraphe et directrice artistique de la compagnie vaudoise, Prototype-status, Jasmine Morand pointe un autre péril de la période. «Si les organisateurs de spectacles doivent ou décident d’annuler et reporter un spectacle, ils devront assurer à la fois les cachets de cette date annulée, ainsi que ceux de la nouvelle date. Bien que l’Etat incite les lieux de spectacles à poursuivre leur engagement avec les compagnies et à continuer de programmer, il est vrai que la situation d’incertitude ne les encourage pas à prendre des risques supplémentaires, prévoit-elle.

Co-directeur du théâtre Galpon à Genève Gabriel Avarez informe que son théâtre est resté ouvert aux compagnies programmées qui voulaient continuer à répéter pendant la fermeture des théâtres au public. «Pour la saison 2021-22, nous voulons offrir une programmation mêlant spectacles reportés et nouvelles créations. L’embouteillage de spectacles qui aura lieu dans les prochaines saisons ne doit pas pénaliser l’émergence de nouvelles compagnies», estime-t-il.

L’art plastique touché, mais pas coulé

Les gens du théâtre ne sont pas les seuls à vivre une époque difficile. Du côté des plasticiens genevois, l’humeur est aussi à la grogne et à la mobilisation. «Une pétition intitulée «Je n’y ai pas droit» circule pour soutenir et demander au Conseil d’Etat genevois de venir en aide aux artistes visuels et plasticiens qui n’ont droit à aucune aide spécifique et qui sont à présent dans une grande précarité», explique Stéphanie Prizreni, présidente de la Fédération des artistes Kugler.

Obtenant difficilement le statut d’indépendants, les plasticiens n’ont pour ce fait pas d’accès aux aides fédérales et cantonales et Genève traîne des pieds. «On a l’impression que certains autres cantons ont été plus proactifs. Le Valais vient de débloquer une aide de 3 millions pour offrir une centaine de bourses aux artistes valaisans. La Ville de Lausanne a mis 130’00 francs sur la table pour acheter des oeuvres d’une trentaine d’artistes», relève Thomas Schunke, qui défend la création d’un statut d’artiste en Suisse, non lié à l’activité économique mais au travail artistique comme lien et ciment social. Sans revenu fixe, l’artiste qui oeuvre su plusieurs mediums comme la vidéo, le son, l’installation ou la peinture, a vu son calendrier d’expo bouleverser. Une de ses performances a été annulée et une grande expo à la Ferme de la Chapelle rayée de l’agenda. Mais depuis que ces plasticiens ont décidé de se réunir en collectif, les choses commencent à bouger.

«Après un rendez-vous le 12 octobre avec le directeur général de l’office cantonal de la culture et du sport et de la cheffe du Fonds cantonal d’art contemporains (FCAC), ce fonds accepte désormais les propositions spontanées des artistes pour les acquisitions et la limite d’âge pour la résidence d’artiste à Berlin a été supprimée», précise Pascale Favre, plasticienne et enseignante à 50% à l’école publique. «La Ville de Genève vient aussi d’annoncer trois mesures concrètes de soutien, notamment un projet d’exposition de dazibaos dans l’espace public ou des résidences d’artistes en partenariat avec les musées et bibliothèques comme cela se fait par exemple au Musée des beaux-arts de la Chaux-de-Fonds», explique-t-elle encore. La mobilisation peut parfois réveiller les politiques.