Précurseur de la science culinaire… et anarchiste

Livre • Une biographie de Joseph Favre, promoteur de l’hygiène en cuisine, vient de paraître aux éditions Favre.

Joseph Favre, gastronome valaisan libertaire. (DR)

Le Valaisan Joseph Favre (1844-1903) a été longtemps injustement oublié. Une biographie quasi exhaustive vient de lui être consacrée par Albert Mudry, professeur de médecine et passionné de gastronomie. On verra, à travers les thèses défendues par Favre, que ces deux domaines sont loin d’être incompatibles.

Il est né à Vex, en Valais. L’auteur en profite pour dépeindre la réalité économique du val d’Hérens, basée sur la production du fromage, en ce milieu du 19e siècle. En 1862, Joseph Favre commence son apprentissage de cuisinier à Sion. Puis son itinéraire sera international: il parfait sa formation dans une série de villes suisses et européennes, dont Wiesbaden, Londres, Lausanne, Clarens… et surtout Paris, toujours dans de grands hôtels renommés. La spécificité de ce maître de l’art culinaire est de n’avoir jamais possédé de restaurant en propre.

Dès 1867, il se fait le promoteur et l’instigateur de l’hygiène en cuisine. C’est le grand combat de sa vie. Il aime les axiomes frappants, tel que «sous peine de mort nationale, la cuisine française deviendra hygiénique». Et cela dans les deux sens du terme. D’abord la plus grande propreté doit régner en cuisine (aération des locaux, instruments hygiéniques, mode de conservation des aliments), et d’autre part l’art culinaire doit s’adapter aux âges et aux modes de vie. C’est ce qu’avançait déjà au 18e siècle le docteur Tissot. Joseph Favre s’appuie sur les travaux des médecins.

De 1877 à 1883, il publie La Science culinaire, premier périodique de cuisine écrit par un cuisinier. Son style est volontiers lyrique, et peut par- fois faire sourire aujourd’hui… Il n’hésitera pas, d’ailleurs, à nommer son fils Oreste Amaryllis Raphaël Favre. Il pose aussi les fondements de ce qui deviendra l’Académie culinaire de France. Mais le grand œuvre de sa vie, qui l’a un temps rendu célèbre avant de le confiner pendant des décennies dans l’oubli, est le monumental Dictionnaire universel de cuisine en 4 volumes illustrés, édités entre1883 et 1903.

On y trouve toutes les définitions de termes – dont certains obsolètes – utilisés dans l’art culinaire. Et c’est la première fois qu’un cuisinier parle de chimie, de biologie, de botanique et de médecine dans ses écrits. Albert Mudry consacre une grande partie de son livre à cet ouvrage. Il nous donne aussi un certain nombre de recettes originales de Joseph Favre: le poulet à la Carnot, le filet de bœuf à la Frascati ou encore le cœur de veau aux champignons mettront l’eau à la bouche du lecteur…

Ses activités comme anarchiste en Suisse (1870-1878)

Mais ce que l’on a longtemps ignoré, c’est le fort engagement de Joseph Favre dans le mouvement ouvrier et anarchiste suisse. Comme professionnel, il se montre critique envers les conditions de travail des apprentis, notamment chez les pâtissiers de Paris sous le Second Empire, où «une misérable exploitation s’étend jusqu’aux enfants» C’est l’occasion pour l’auteur de rappeler, en une bonne synthèse, l’histoire de l’anarchisme en Suisse.

Dès septembre 1871, la Fédération jurassienne à Saint-Imier se met en marge de l’Association internationale des travailleurs fondée en 1864 et dominée par Karl Marx, qu’elle considère comme «hiérarchique et autoritaire». Une Internationale dite «anti autoritaire» naît de cette rupture le 15 septembre 1872. Joseph Favre est mentionné plu- sieurs fois dans le Bulletin de la Fédération jurassienne. Il a en effet fondé des sections de celle-ci en Valais.

En 1874, il signe une lettre au nom d’une assemblée d’ouvriers réunie à Vevey. On y trouve le passage suivant: «malgré les frontières créées par nos oppresseurs, nous, ouvriers, condamnons toutes les haines nationales, et voulons la fraternité de tous les hommes, l’abolition de tout privilège et de toute oppression, tant divine que capitaliste.»Favre rencontre alors le célèbre géographe et Communard en exil Elisée Reclus, à propos duquel on apprend que son mets favori est la féra à la vaudoise…

En 1875, alors qu’il travaille au Tessin, Favre lance avec deux journalistes italiens le journal l’Agitatore, qui fera d’ailleurs long feu. Ayant adhéré en 1876 à la section de Lausanne, Joseph Favre écrit avec Benoît Malon ces mots qui constituent une véritable définition de l’idéal anarchiste: «substituer à l’organisation autoritaire, l’organisation fédérative; en d’autres termes, remplacer l’Etat par la fédération des groupes et des communes.»

En même temps, il se sépare de plus en plus de la ligne insurrectionnelle défendue par les anarchistes italiens. Il ne croit pas en la «propagande par le fait», c’est-à-dire les attentats. D’autre part, il semble avoir été déçu par l’orientation de plus en plus socialiste et marxiste du mouvement ouvrier. Il se retire alors définitivement de la vie politique. Mais cette adhésion à l’anarchisme de Joseph Favre réapparaîtra en 2013 dans un roman de Michèle Barrière intitulé Meurtre au Ritz, qui se passe en 1898 à Paris. La biographie d’Albert Mudry rend donc hommage à un «oublié de l’Histoire» aux multiples facettes.


Albert Mudry, Joseph Favre cuisinier et érudit, précurseur de la science culinaire et initiateur de l’Académie culinaire de France, Lausanne, Editions Favre, 2020, 421 p.