Vevey 1860-1914 entre luxe et pauvreté

Livre • L’historien René Reymond brosse un portrait de la cité lémanique au tournant des 19e et 20e siècles.

Pont roulant supportant 120 tonnes aux ateliers de constructions mécaniques de Vevey (ACMV). (LDD)

C’est une belle fresque historique, urbanistique, économique et surtout sociale – ce qui constitue son principal intérêt – qu’a rédigée René Reymond, ancien professeur d’histoire au Gymnase. Son sous-titre revêtant une forme interrogative, Une belle époque?, indique que cette expression consacrée doit être utilisée avec réserve.

Au milieu du 19e siècle, les Veveysans sont au nombre de 5’201 (les Lausannois 15’744), ils sont 8’148 en 1888, et presque 20’000 au 31 décembre 2018. C’est dire que la localité a connu un important développement en un siècle, et particulièrement entre 1860 et 1914. Mais les choses bougent déjà dès le début du 19e siècle, notamment sur le plan urbanistique: construction de la Grenette, un bâtiment devenu emblématique de la ville, en 1808; ouverture de la première caisse d’épargne du canton en 1814; ouverture de l’Hôtel des Trois-Couronnes en 1842. Car le tourisme s’est développé depuis ses débuts, liés au pèlerinage vers les sites décrits par J.-J. Rousseau dans La Nouvelle Héloïse.

Mais le grand tournant s’opère au milieu du 19e siècle, avec notamment l’ouverture de la gare en 1861, qui sonne le glas du transport lacustre. Le premier tramway électrique de Suisse, reliant Vevey à Chillon, fonctionne depuis 1888. L’électricité remplace l’énergie hydraulique (la machine à vapeur n’a eu que peu d’importance en Suisse, où l’on est donc passé directement à la 2e révolution industrielle). Vevey se mue en ville industrielle, avec notamment les Ateliers de Constructions Métalliques, la fabrique de farine lactée puis de lait condensé Nestlé, la première fabrique de chocolat fondée par Cailler, les fabriques de cigares, dont Ormond et Cie. Et cette liste n’est pas exhaustive…La ville s’étend vers le nord et vers l’ouest.

Différence de classes

Quant aux conditions sociales, elles sont très différentes selon que l’on parle de la bourgeoisie ou de la classe ouvrière. Messieurs et dames ne sortent pas sans couvre-chef, parfois extravagants. Le salon est la carte de visite des familles bourgeoises. On voit apparaître les water-closets, plus hygiéniques que les vases de nuit. Pour la classe ouvrière, c’est une autre histoire, même si les textes de l’époque présentent une vision idyllique de la condition ouvrière. Le municipal socialiste Auguste von der Aa, dans son rapport de 1901, en a donné une image beaucoup plus réaliste. En 1907, le salaire horaire chezles chocolatiers Peter-Kohler est d’environ 28 centimes de l’heure pour les hommes, soit le prix approximatif d’un kilo de pain, et de 16 centimes pour les femmes. Une véritable pauvreté règne.

Beaucoup de femmes sous-payées, par exemple des cigarières, en sont réduites à se livrer à la prostitution occasionnelle. Les conditions de logement de la classe ouvrière sont particulièrement déplorables: «Ce qu’il y a de plus affreux dans ces logements humides, pestilentiels, ce sont les cabinets d’aisance. On les sent avant de passer le seuil. On les sent partout dans la maison. Leurs exhalaisons prennent à la gorge.» (Rapport au Conseil communal sur l’enquête des logements du 26 mars 1899).

Les débuts de l’industrialisation ont provoqué une augmentation de la pauvreté et de la mendicité. Ce qui inquiète certains milieux de la bourgeoisie, aux valeurs humanistes et religieuses, et soucieux d’ordre moral.

De multiples œuvres de philanthropie bourgeoise se créent. Elles véhiculent avec elles une volonté de moralisation de la classe ouvrière. Mais ces bonnes œuvres ne suffisent pas à résoudre la question sociale. On assiste donc à une contestation ouvrière, réclamant des réductions d’horaire de travail et des augmentations de salaire. Des grèves éclatent dans tout le canton, y compris à Vevey, notamment en 1907.

Une remarquable synthèse

La dernière partie du livre s’intéresse aux loisirs: natation dans le lac, sociétés musicales et sportives, patinage et autres. Mais ceux-ci concernent plutôt la bourgeoisie: «pour un ouvrier, le temps libre après 11 heures de travail se réduit à peu de chose, qu’il préfère passer au café du coin.» Sans parler du sort des ouvrières, qui ont en plus le ménage sur les bras! Il faut remercier Daniel Reymond d’avoir rédigé cette remarquable synthèse, étayée sur une étude approfondie des archives et de la littérature existante, et écrite dans une langue agréable, accessible à tous. Enfin on relèvera la qualité et l’intérêt exceptionnels des très nombreuses illustrations qui enrichissent cet ouvrage.

Daniel Reymond, Vevey 1860-1914. Une belle époque?, Yverdon-les-Bains, Ed. de la Thièle, 2020, 192 p.