Contre la barbarie, la Poésie

La chronique féministe • Nous avons assisté à un grand moment, apaisé, respectueux.

Après la logorrhée destructrice de Trump, crachant serpents et crapauds, comme dans Les fées de Perrault, et une fois son avion disparu dans les nuages, nous avons eu droit, le jour béni du 20 janvier, à la cérémonie d’investiture du 46e président des États-Unis Joe Biden et de sa vice-présidente Kamala Harris. De la bouche des personnes qui prenaient la parole sortaient des fleurs et des perles.

Malgré le virus, les masques obligatoires, l’absence de public, les 25’000 soldats armés, nous avons assisté à un grand moment, apaisé, respectueux. Biden a insisté plusieurs fois sur la nécessité d’unir le pays, même si les suprémacistes anticonstitutionnels ne l’ont pas écouté. Il faisait un soleil radieux, le ciel lui-même se mettait de la partie. Les ex-présidents étaient venus assister à la cérémonie, tous partis confondus, pour rappeler, dans un mouvement commun, l’inviolabilité de la Constitution, mise à mal deux semaines plus tôt: Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama. Seul Jimmy Carter, âgé de 96 ans, n’a pu se déplacer pour des raisons de santé. Le vice-président Mike Pence, digne, était pré- sent avec son épouse, à la place du sortant, incapable d’admettre son échec et de respecter les usages. Les femmes apportaient des touches de couleur: turquoise pour Jill Biden, bordeaux pour Michelle Obama, violet pour Hillary Clinton et Kamala Harris (synthèse entre le rouge républicain et le bleu démocrate), bleu clair pour Laura Bush. Les hommes étaient en sombre, comme sur toutes les photos officielles des rencontres au sommet. Rigidité, tradition, monotonie.

A la place du public, 200’000 drapeaux aux couleurs de l’Amérique flottaient au vent sur le Mall, devant le Capitole. À un moment donné, en regardant les images, on a eu la sensation de mieux respirer. La chape de plomb Trump était en train de se dissiper, la vie semblait redevenir normale, les gens se parlaient, communiquaient, se souriaient… En tant que spectateur, spectatrice, même à des milliers de kilomètres, on partageait l’émotion de l’évènement.
Lady Gaga est apparue, rayonnante, une tresse de ses cheveux blonds mêlée de bleu, portant une superbe robe de Schiaparelli, corsage bleu, jupe rouge, en clin d’œil au drapeau américain, une colombe dorée sur le revers, qui captait la lumière du soleil. Elle a entonné l’hymne national avec détermination. «Oh, dites-moi, est-ce que la bannière étoilée flotte encore / Sur la terre de la Liberté et la patrie des braves?» que les invité.e.s écoutaient, la main sur le cœur.

Les 200’000 drapeaux du Mall répondaient oui. Kamala Harris prêta serment sur une bible que tenait son mari, Douglas Emhoff. Il est devenu le deuxième «gentilhomme» des États-Unis, une nouveauté, puisque jusqu’ici, le président et le vice-président étaient des hommes, et leurs épouses respectivement première et deuxième «dame». La première vice-présidente de l’histoire américaine, afro-et indo-américaine, arborait une tenue confectionnée par Christopher John Rogers, un designer afro-américain et queer de 27 ans.

Jennifer Lopez apparut en blanc dans une tenue Chanel: grand manteau en tweed, un pantalon large à sequins et un chemisier en soie à volants. La chanteuse latino-américaine a interprété «This Land is Your Land», en glissant un morceau de refrain de sa chanson «Let’s Get Loud» (Allons faire du bruit), ce qui a été très remarqué sur les réseaux sociaux.

Puis le président Joe Biden a posé sa main gauche sur une Bible et a levé la droite pour prêter serment, une bible de Douai, présente dans sa famille depuis 127 ans, du nord de la France, où elle a été fabriquée aux caractères de plomb entre 1582 et 1610. La première bible catholique écrite en anglais. Retour aux sources, aux «valeurs». Un mot qu’on n’avait plus entendu pendant 4 ans. «Je jure solennellement que j’exécuterai loyalement la charge de Président des États-Unis et du mieux de mes capacités, je préserverai, protégerai et défendrai la Constitution des États-Unis.» Lors de son discours, la voix forte et posée de Joe Biden a parlé de paix, d’avenir, de réconciliation. «Battre la pandémie, mieux reconstruire, unifier et guérir la nation.» Nous avions sous les yeux une Amérique métissée, telle qu’elle est, et non pas exclusivement blanche, telle que suprématistes la voudraient.

Enfin, comme pour sortir de la barbarie du 6 janvier, s’est élevée dans le ciel la voix d’une poétesse de 22 ans, Amanda Gorman, vêtue de jaune éclatant, la tête coiffée d’une couronne rouge. La jeune Afro-américaine a bluffé le public et les réseaux sociaux. Sans se laisser intimider, elle a lancé comme un défi un texte de sa composition, The hill we climb (La colline que nous gravissons), en référence à celle du Capitole. Elle l’avait écrit d’une traite après l’assaut meurtrier, dans la pure tradition du spoken word (poésie orale ou slam).

«Quand le jour arrive, nous nous demandons où pouvons-nous trouver de la lumière dans cette ombre qui n’en finit plus?
Nous avons bravé le ventre de la bête.
Même si la démocratie peut être périodiquement retardée, elle ne peut jamais être vaincue.
Voici l’époque de la rédemption.
Nous ne défilerons pas pour le passé, mais avancerons vers ce qui pourra être: Un pays qui est meurtri mais entier, bienveillant mais téméraire, féroce et libre.
Alors laissons derrière nous un pays meilleur que celui qui nous a été laissé.
Nous reconstruirons, réconcilierons, et récupérerons.
L’aube nouvelle éclôt quand nous la libérons.
Car il y a toujours la lumière, si seulement nous sommes assez braves pour la voir.
Si seulement nous sommes assez braves pour l’être.»

Un moment de grâce. La Poésie contre la barbarie. Amanda s’inscrit dans la lignée des poétesses américaines, du 17e siècle à nos jours: Anne Bradstreet, Phillis Wheatley (esclave), Emily Dickinson, Gertrude Stein, Hilda Doolittle (connue sous sa signature H.D.), Louise Glück, Joy Harjo, Giannina Braschi, Tracy K. Smith, Mary Oliver, Alicia Ostriker, Adrienne Rich, Elizabeth Alexander, Mary Colum, Claudia Rankine, Marilyn Nelson, Lucille Clifton, Rita Dove…

Dans ce pays dont 38% des citoyen-ne-s croient que la Terre a été créée par Dieu en 7 jours, il existe l’Academy of American Poets, une association fondée en 1934 par Marie Bullock à New York, destinée à soutenir les poètes et à les diffuser auprès d’un public le plus large possible. Si la Poésie a une place de choix aux USA, tous les espoirs sont permis…