Dans la peau virtuelle d’Arielle

SPECTACLE • Pour «Be Arielle F», le plasticien et vidéaste genevois Simon Senn télécharge la réplique numérique imparfaite et incomplète d’une inconnue pour la revêtir. Artisanal et riche de questionnements.

Vertige des identités et doubles entre virtuel et réeel dans "Be Arielle F". Photo: Elisa Larvego

Désireux de rencontrer le modèle réel de cet «avatar» singulier, Simon Senn parvient in fine à établir une relation avec une candide graphiste anglaise qu’il intègre et avec laquelle il dialogue par Face Time dans son spectacle, sorte de wok in progress. Interrogée lors d’un reportage vidéo réalisé par l’artiste au Royaume-Uni, la graphiste pointe un effet d’étrangéisation confiant: «C’est moi mais c’est pas du tout moi en même temps».

Je est une autre

La jeune femme a donc accepté contre modeste rétribution de se faire scanner son corps dénudé par une entreprise tech. Celle-ci l’a mise en vente sur la toile en plusieurs exemplaires. Ce faisant, la jeune femme ne s’était guère interrogée sur les implications éthiques, déontologiques, personnelles et juridiques de son legs. Episodiquement, l’artiste évolue avec ce double de substitution qu’il investit à l’aide de manettes et casque de réalité virtuelle.

Simon Senn déclarait au Temps (03.07.2020): «Au moyen d’un kit d’équipement de réalité virtuelle habituellement utilisé pour les jeux vidéo, j’ai alors développé un système immersif de captation de mouvements. Je positionne ces capteurs sur mon corps, mets le casque de réalité virtuelle et « deviens » cette jeune femme. Je lève les mains, je les regarde. Je baisse les yeux et mon esprit est trompé car il croit que j’ai un corps de femme. Tous les détails de ce corps et de sa peau sont visibles. Je me surprends à penser que cela me va bien.»

Ce dispositif artisanal anticipe sur les évolutions technologiques des smartphones qui seront susceptibles de capter des mouvements avant de les modéliser et les reproduire. Mais l’essentiel de l’intérêt émanant de cet opus réside dans les questions posées autour de ce double virtuel d’un corps vivant bien réel.

La vue reine

Dans le sillage de Descartes, les sociétés modernes privilégient le sens de la vue. Le visage est ici un marqueur d’identité. Le spectacle débute ainsi par celui devenu androgyne du jeune homme – une fusion entre ses traits et ceux d’Arielle. Il apparait à l’écran. En forme de masque hybride de synthèse étrangement érotique à mi-corps entre la femme et l’androïde travesti. Simon Senn répond plus loin dans le spectacle à l’invitation de la graphiste à danser.

Il le fait sur le titre Formation de Beyonce, qui a fait appel au chorégraphe belgo-marocain le plus demandé à l’international, Sidi Larbi Cherkaoui pour mettre en danse le clip de la chanson. Formation a eu beaucoup d’écho, car il s’inscrit dans les inondations catastrophiques qui ont touché la Nouvelle Orléans où fut tourné le clip. Il s’agit de son acte musical le plus politique à ce jour.

Troubles dans le genre

Le dispositif du spectacle évoque aussi l’univers du jeu vidéographié. Depuis plus de 20 ans, les producteurs de jeux vidéo ont réalisé des répliques numériques particulièrement réussies d’actrices gagnant des millions des dollars grâce à ces déclinaisons. On songe à la star canadienne devenue homme cisgenre, Ellen Page, pour la franchise Beyond to Soul. La phrase inscrite sur la peau virtuelle d’Arielle «Turn and Face the Strange» est ainsi issue d’un jeu vidéo The Witcher 3.

Sur un mode plus sociologique, philosophique relatif à la transidentité notamment, Simon Senn écrit dans un texte d’intention: «… en historicisant et en décortiquant analytiquement les logiques culturelles occidentales qui façonnent fortement les mondes virtuels contemporains, j’espère contribuer à l’analyse de la manière dont les diverses formes de cybersocialité favorisent ou sapent l’hégémonie coloniale, patriarcale, hétérosexiste et capitaliste.»

Psychologue convoquée

L’artiste va aussi recueillir le témoignage d’ une psychologue, pour questionner ce «trouble dans le genre». Ainsi le phénomène Snapchat, où est relevée la dérive psychique à vouloir se métamorphoser physiquement pour se confondre avec son image en ligne. Il contacte encore un avocat. Pour s’enquérir de ce qu’il peut légalement faire produire à ce corps. Ce qui laisse l’homme de lois dubitatif et dépassé par les défis éthiques et déontologiques ouverts par la cyberidentité.

Du côté d’un collaborateur de l’entreprise ayant réalisé ce scannage corporel de la jeune femme, seuls semblent prohibés contractuellement un usage pornographique et de torture de l’enveloppe anatomique digitale d’Arielle. Sans garantie d’ailleurs de pouvoir combattre efficacement ces dérives.

Interrogations métaphysiques

Avec une sagacité naïve à la Michael Moore, le performeur se met à investiguer les dimensions philosophiques et métaphysiques entourant la marionnette en 3d de ce qui fut une personne et qu’il peut revêtir à sa guise. Qu’est-ce que cela fait de voir son moi scénique cisgenre de bon père de famille s’exhiber sous les dehors d’une femme pixellisée?

Dans un exposé théâtral performatif, qui est aussi une réflexion sur les rapports polysémiques entre réel et virtuel, le devenir des corps digitaux comme enveloppe à acquérir, identité sociale, juridique, Simon Senn effeuille l’interconnexion entre émotion, identité fluide, image, transformisme transgenre, technologie artisanale et droit à l’image.

Sous pandémie le performeur convie un nombre restreint de spectateurs.rices dans un salon virtuel – un webinaire sur l’application Zoom – à assister à une performance live en ligne pour artiste et public confinés. Be Arielle F s’est déclinée en exposition au Musée de l’Elysée en 2020 dans le cadre de Regeneration4 et un livre. Ou l’art des multiples.

Bertrand Tappolet

Be Arielle F. Théâtre Les Halles-Sierre en ligne. Du 12 au 13 février 2021. Rens.: www.tlh-sierre.ch. Livre Be Arielle F, Collection Mille et un plateaux, co-édité avec art&fiction. Site de l’artiste: www.simonsenn.com