Manières d’être vivante

DANSE • En cette période où l’épuisement guette et le souffle se fait court, la chorégraphe française historique Mathilde Monnier a décidé de résister comme l’on respire. Pour les élèves de la Manufacture lausannoise, elle crée «A Dance Climax». A quasi-huis clos, mais en mode déconfiné plus tard, plus loin, espère-t-on.

Course vitale, burlesque et endurante avec de regards plantés dans le public. "A Dance Climax". Photo: Aline Paley

A en croire la chorégraphe américaine historique et pionnière Anna Halprin, le souffle est la danse. Son influence s’étend peut-être sur A Dance Climax, une création imaginée par la Française Mathilde Monnier pour qui «le mouvement absolu est celui de mourir». Si la pièce ne peut être encore dévoilée au public pour cause sanitaire, elle interroge toutefois des dimensions encore plus essentielles, cruciales sous pandémie: la respiration, la course, l’épuisement, faire communauté et souffle collectif.

Mais les considérations pandémiques ont rapidement pris le dessus, ne laissant que relativement peu de temps à la chorégraphe pour créer l’opus. «Prioritaire, essentielle, la question du souffle y est perçue comme une manière de rester vivant, d’être bien dans son corps. De moduler et arpenter cet invisible mais pas intangible qu’est la respiration nous tenant en vie. Il me tenait à cœur de manifester, traduire quelque chose d’éminemment vivant», explique la chorégraphe. Le souffle est mouvement naturel auquel on ne prête habituellement guère attention.

Air de vie et de mort

Du coup se concentrer sur la respiration, être attentif à l’espace autour de soi. Ainsi ai-je insisté sur la façon de respirer ensemble, d’avoir des rythmes communs. «C’est un mouvement respiratoire invisible, permanent. Il conditionne notablement la manière dont on se meut.» La chorégraphe y voit un premier mouvement du corps, une sorte de nudité essentielle.

L’humain est «un élève de l’air», affirme Johann Gottfried Herder cité par un autre philosophe allemand, Peter Sloeterdijk (Globes-Sphères II). «Le souffle est aussi une manière de construire son corps, des se soigner. Sloterdijk lui parle de design d’air, car aujourd’hui on réarchitecture l’air, par exemple dans les aéroports. L’air devient ainsi un nouveau territoire à conquérir ou arme. Le philosophe évoque ainsi les gaz de combat lors de la Grande Guerre.

«L’air est ainsi à la fois une manifestation territoriale nuisible. Ou un élément que l’on esthétise en le faisant exister par des couleurs, une matière tangible notamment.» On voit tout ce que cette réflexion peut éclairer un présent pandémique où l’air est à la fois source de vie et véhicule privilégié de propagation pour un virus létal, par les fameuses gouttelettes aéroportées.

Souffle vital

La pièce est le fruit d’une commande de la Manufacture, Haute école des arts de la scène à Lausanne. Pour les danseuses et danseurs d’une promotion. Elle fut initiée avant la crise Covid et devait se donner dans le cadre du Festival Antigel. «J’avais alors décidé de travailler sur l’air, le souffle, préoccupation essentielle, quotidienne dans ma pratique. Pourquoi ainsi ne pas expérimenter une relation multiforme à la respiration commune comme manière d’être ensemble avec les étudiant.es?», s’interroge Mathilde Monnier.

Asthmatique de naissance, l’artiste se rappelle voir toujours connu des problèmes respiratoires. Ses côtes peinent à respirer dans la vitesse du mouvement. Elle pratique le yoga quotidiennement depuis des décennies et en a proposé des séances sur son compte Instagram depuis le premier confinement. Développant divers types de ventilation et respiration – haute, médiane, basse –, cette discipline a l’insigne avantage de mieux affronter les poussées anxiogènes travaillant les crises actuelles. Et de stimuler les hémisphères du cerveau.

Pister le vivant

Le surgissement de la pandémie, les traitements appliqués aux malades atteints de Covid long pour réapprendre à expirer et inspirer, la phrase réitérée de l’Afro-américain George Flyod lors de son calvaire, I Can’t Breathe, les incendies en Australie sont venus approfondir, percuter, ramifier ce questionnement lié à la pneumatique qui est au cœur de A Dance Climax. «En général, on n’apprend guère à respirer pleinement dans la danse. D’où l’intérêt d’expérimenter avec une volée de danseurs.euses de la Manufacture.»

La création voit succéder à une course circulaire de ses interprètes dans les sens inverse des aiguilles d’une montre, des marches, convulsions et corps respirant graphiquement. Ce faisant, ils s’efforcent de rendre visible – liens, rapports, espaces… – ce qui traditionnellement ne l’est pas. On mesure alors toute l’importance donnée à un penseur et pisteur singulier accessible au plus grand nombre, Baptiste Morizot (Manière d’être vivant, Sur la piste des animaux).

Peut-on apprendre à se sentir vivants, à s’aimer comme vivants? Comment vivre avec les autres, les non-humains et les animaux d’abord? Comment pister une approche des interdépendances alliant la cohabitation avec des altérités à la lutte commune contre ce qui anéantit tout le tissu du vivant sur Terre? Comme prendre en considération de multiples manières d’être vivant.e. et en ce monde?

Parcours au long cours

Mathilde Monnier a dirigé le Centre chorégraphique national de Montpellier (1994-2010) puis le Centre national de la danse de Pantins ,de 2014 à 2019. Avant de s’installer dans le tiers-lieu culturel montpelliérain. La Halle Tropisme, où elle est artiste résidente. Elle décide d’y mettre sur pied, sous pandémie délétère, des «micro-résidences» destinées à d’autres chorégraphes. Un appel d’air fort bien accueilli.

Inlassable défricheuse de territoires nomades et peu connus, la soixantenaire Mathilde Monnier a créé une quarantaine de pièces. En 1992, Pour Antigone est une relecture de la pièce mythique de Sophocle sur un principe ternaire – Thirésias le devin, Antigone, le peuple. Imaginée avec les danseurs Salia Sanou et Seydou Salam dans le cadre d’un séjour au Burkina Faso, l’œuvre infuse un mouvement de houle aux lignes de corps fluides et ondulantes sur fond de mur en tôles ondulées. En 2019, elle créée Please Please Please (2019) aux côtés de la chorégraphe d’origine madrilène multiprimée La Ribot. D’une pièce à l’autre, un quasi-surplace en balancements ensorcelants.

Danse marathon

Pour Please Please Please, une danse-marathon filant les peurs et hantises d’évaporation humaine d’Hiroshima aux brasiers climatiques. Orchestré par le metteur en scène Tiago Rodrigues, voici un saisissant opus arpentant d’abord des corps qui piétinent.

Avant de déboucher sur une danse des cafards, l’une des rares espèces à pouvoir survivre à une apocalypse nucléaire. Si ce n’est climatique. L’artiste y reconduit in fine un thème qui lui est cher, celui de la communauté en marche (Les Lieux de là, 2018). Ici, sous les traits d’une mère et de son bébé ne voulant voir le jour dans un monde miné par l’anthropocène.

Bertrand Tappolet

A Dance Climax. Chorégraphie de Mathilde Monnier qui remercie l’ensemble des partenaires associés à ce projet sous pandémie. Interprétation: Zacharie Bordier, Colline Cabanis, Hortense de Boursetty, Queenie Fernandes, Milo Gravat, Délia Krayenbühl, Gabriel Obergfell, Ludovico Paladini et Fabio Zoppelli et Bastien Hippocrate, 
Site de l’artiste: www.mathildemonnier.com. Rens.: www.antigel.ch; www.manufacture.ch et www.pavillon-adc.ch