Être indigène au Chiapas

Mexique • Au Chiapas, 27 ans après le soulèvement zapatiste, les indigènes sont toujours condamnés à la pauvreté. Entretien avec Julio Arce, co-animateur de l’ONG Madre Tierra Mexico.

«Indigènes, nous sommes la population majoritaire du Chiapas. Celle qui souffre de la plus grande violence», affirme Julio Arce. (DR)

Les plus âgés d’entre nous se souviennent de l’espoir suscité par l’insurrection Zapatiste de 1994. Elle a permis la récupération de nombreux territoires par les peuples originaires que sont les Mayas et les Aztèques. Des territoires accaparés jusque-là par des grands propriétaires terriens. Le légendaire sous-commandant Marcos et ses troupes avaient alors mis en évidence que la révolution, au moins en Amérique latine, ne se ferait qu’en prenant en compte les revendications des peuples indigènes. Mieux, l’organisation sociale de ces peuples était un modèle dont tous ceux qui aspiraient à une alternative au monde néo-libéral, inique et injuste, pouvaient s’inspirer. Leur respect de la «Pachamama» (la Terre mère) a participé à la réflexion permettant d’affirmer que la justice sociale ne va pas sans préservation de l’environnement et inversement.

Nous avons voulu savoir ce qu’il restait, plus de 25 ans plus tard, de cet élan ayant largement traversé les frontières et l’Atlantique. D’où une rencontre virtuelle avec Julio Arce, promoteur social et défenseur des droits humains, lui-même indigène d’origine Zoque. Il n’a pas cessé depuis son adolescence, y compris pendant ses études de vétérinaire, de lutter et travailler avec les organisations sociales. Convaincu ainsi que ce n’est qu’en formant des leaders communautaires que ces peuples réussiront à défendre leur droit à vivre dignement. Et pas seulement à survivre. Julio Arce est co-animateur de l’ONG Madre Tierra Mexico(MTM)1, dont les activités sont soutenues par la Fédération genevoise de coopération (FGC) en particulier à travers un projet de santé primaire avec formation de promoteurs de santé et un projet qui lie permaculture et activités génératrices de revenu, dans une vision de respect de la nature.

Comment voyez-vous la situation des peuples indigènes du Chiapas?

Julio Arce Indigènes, nous sommes la population majoritaire du Chiapas. Mais aussi celle qui souffre de la plus grande violence dans son acception globale: économique, sociale et politique. Cela se reflète dans les conditions de pauvreté économique dans lesquelles nous vivons. En ce sens, la situation reste aussi difficile aujourd’hui que dans les années 90.

Au 21e siècle, il existe toujours au Mexique un système de castes. Les descendants des peuples originaires mayas et aztèques occupent les pires postes dans le monde du travail et sur l’échelle sociale. Nous sommes traités comme des étrangers dans notre propre pays à cause du racisme de classe dans lequel nous évoluons. Dans les zones touristiques – très développées au Chiapas – il est «normal» de voir la population descendant des peuples originaires, à la peau foncée et aux visages typiques aztèques ou mayas faisant le ménage et la cuisine, s’occuper de la sécurité ou fonctionner comme chauffeur ou portier. Il est toutefois rare de voir dans ces lieux des indigènes comme touristes.

Que signifie alors «naître indigène»?

Naître indigène au Mexique, c’est naître avec un sceau d’«intouchable» (comme en Inde). Et la plupart des portes qui pourraient améliorer les conditions de vie sont fermées. Parce que tu n’as pas l’éducation, ni les moyens économiques pour cela. Ou simplement en raison de ton physique et la couleur de ta peau.
Mais naître indigène au Chiapas et appartenir à une organisation qui est en résistance fait toute la différence. Cela permet alors que tous les descendants des peuples originaires mayas et aztèques retrouvent leur dignité et leur fierté et puissent lutter pour un monde meilleur. C’est peut-être ce que le mouvement zapatiste historique a le mieux révélé.

Comment expliquer que la question de la propriété terrienne est toujours majeure pour les peuples indigènes?

Les indigènes vivent dans des communautés souvent très isolées et n’ont souvent pas accès aux services publics tels que l’eau potable, les soins primaires ou l’école. S’ils existent, ils sont hélas couramment de mauvaise qualité. Ils travaillent encore fréquemment pour un propriétaire terrien. Ou exerce une activité informelle pour survivre et leur revenu n’excède pas les 6 francs par jour. L’exploitation touchant ces populations ne leur permet donc pas d’acheter un terrain pour y vivre ou travailler.

Quelles sont alors les solutions privilégiées?

Il existe 3 options pour s’en sortir. La première et la plus souvent choisie: tenter de migrer aux Etats-Unis. Ceci en prenant tout le risque que cela comporte. Et d’y travailler au moins 10 ans pour pouvoir économiser suffisamment puis retourner dans sa communauté pour acheter un terrain. Enfin, probablement retourner encore 5 ans en Amérique du Nord, pour acheter de quoi construire sa maison et le matériel agricole pouvant faciliter le travail et augmenter la surface de production. Mais les conditions économiques ne changeront guère. Car le maïs, les fruits ou légumes produits seront mal payés, les intermédiaires qui les commercialisent étant très durs en affaire. La 2e option est d’entrer dans la délinquance organisée. Et la dernière est de s’organiser localement et régionalement. Sans oublier de lutter pour que ta famille ait un lieu pour vivre, mais c’est une lutte sur le long terme et dangereuse. C’est d’ailleurs la seule option pour la population indigène qui migre dans les villes pour accéder à un bout de terre n’excédant pas 200m2. Ceci pour construire sa petite maison, s’épargner ainsi le prix d’une location (totalement hors de prix). Et pouvoir investir pour l’alimentation et l’éducation des enfants.

En quoi consiste votre travail au sein de l’ONG Madre Tierra Mexico?

Je suis indigène d’origine Zoque, né dans la capitale du Chiapas. A 15 ans j’ai intégré le mouvement social paysan. A cette période, j’ai pu constater l’énorme différence qui existait entre la vie citadine et celle à la campagne. Je ne comprenais pas le pourquoi. C’est de partager la vie avec des paysans qui m’a alors permis de saisir combien la vie leur était dure. Ainsi la mort d’un parent était si quotidienne, survenant à l’improviste. Puisque personne ne savait de quoi il était mort, on entendait seulement dire qu’«hier, il était bien».

Parcourant les communautés et partageant la vie de ces paysans, j’ai appris d’eux qu’il était nécessaire de préparer et former les gens de ces mêmes communautés pour qu’ils puissent comprendre comment fonctionne la société. Qu’ils connaissent leurs droits pour pouvoir les exercer et les défendre. Ils pourraient ainsi organiser leurs communautés et partager ce qu’ils ont appris. Il faut bien comprendre que les moyens économiques manquent cruellement dans ces communautés pour payer des conseillers qui les appuient. L’unique alternative est que techniciens et conseillers proviennent de la communauté elle-même.

Mais encore…

Ma fonction dans MTM est ainsi de former des promoteurs sociaux. Ils organisent leurs communautés pour pouvoir défendre leurs droits socio-économiques et à l’éducation de leurs enfants. La formation de ces promoteurs comprend aussi un volet en santé primaire et en permaculture. Cela leur donne des outils immédiats pour améliorer leur quotidien. Nous travaillons avec les gens les plus marginalisés du Chiapas, tant dans les zones rurales qu’urbaines.
La formation ne va pas sans accompagnement et soutien réguliers de ces promoteurs dans l’exercice de leur nouveau rôle. Pour les encourager, mais aussi pour que les gens leur fassent confiance. De plus, je favorise dans mon travail les liens entre les différentes organisations populaires pour aider à la construction de mouvements sociaux plus forts et ayant la capacité de négocier avec l’Etat. Les ateliers de formation inter-organisations sont une occasion d’essayer de forger cette unité entre les différents mouvements

Quelles sont les difficultés les plus importantes rencontrées?

L’équipe de MTM accompagne des organisations qui sont «en résistance». Elles ne dépendent pas d’aides étatiques. Et sont donc autonomes, indépendantes tant elles répondent aux nécessités de base de la population, qui n’ont rien à voir avec les nécessités de l’Etat. C’est un grand défi pour le gouvernement. Comme les revendications des mouvements sociaux ne sont pas entendues, l’unique moyen de pression reste des manifestations de rue et des occupations de terres en friche.

Critique de l’Etat, des sociétés minières et lutte environnementale sont liés…

Il faut savoir que les mauvais gouvernements qui se succèdent depuis toujours dilapident le budget de l’Etat. Ils bradent nos ressources naturelles à de grandes entreprises minières. Celles-ci ont, par exemple, un permis d’exploiter 1, 25 millions d’hectares dans le seul Etat du Chiapas. Depuis toujours ces firmes minières font du business avec les gouvernements successifs du Chipas. Qui construisent des quartiers chics dans la capitale. Et criminalisent les organisations luttant pour la préservation de l’environnement et le droit à la terre.
Donc accompagner ces organisations cherchant à préserver l’écosystème, le droit à la terre et l’habitat des familles qui vivent dans la pauvreté extrême, nous assimile, selon la législation en vigueur, à des «délinquants dangereux qui altèrent la paix publique te la sécurité des citoyens». C’est dire si cette activité comporte le risque d’être détenu simplement parce que l’on accompagne la lutte et les manifestations des exclus du Chiapas. C’est notre vie quotidienne!

Le président actuel, Andres Manuel Lopez Obrador (AMLO), est considéré à l’international comme progressiste. Au Chiapas avez-vous pu constater des changements positifs pour les peuples indigènes.

La majorité des organisations avec qui nous travaillons ont vu en AMLO une chance pour améliorer la gouvernance mexicaine et lutter contre la corruption qui la gangrène. Mais aussi parce que son principal objectif de campagne était de donner une priorité absolue aux plus pauvres.

Or, pour accéder à la présidence, AMLO, a dû nouer, par pragmatisme, des alliances avec tous les secteurs sociaux, politiques et économiques. Et, au Chiapas, l’ex-gouverneur Velazco pourtant d’un autre parti, a appuyé sa candidature. En contrepartie, il a obtenu l’assurance qu’il ne serait pas inquiété pour toutes les magouilles commises sous son autorité. Il a aussi imposé le nouveau gouverneur. Or ce dernier s’est révélé en 2 ans le plus violent contre les organisations de défense de l’environnement et des exclus avec qui nous travaillons, laissant plus de douze mille familles sans toit après leur évacuation forcée.

AMLO a bien mis sur pied un combat contre la corruption au niveau fédéral. Par ailleurs, Il a investi dans des entreprises d’Etat. C’est important, mais les résultats ne se verront que dans plusieurs années. Or, pour les familles qui vivent dans un dénuement total et sont fragilisées par les menaces de délogement – elles représentent 70 millions des Mexicains, le moyen terme, c’est très loin: leurs besoins sont d’aujourd’hui. Ils ne peuvent attendre. Ainsi leurs espérances placées dans le gouvernement d’AMLO s’amenuisent avec le temps. Cela n’enlève rien à sa politique internationale plutôt progressiste, dans une situation géopolitique difficile.

1 www.madretierramexico.org