De la planification

Analyse • Lors des négociations sur la réforme de la Caisse de Pension de l’Etat de Vaud (CPEV), on nous a fait assister à une belle farce: des «experts» capables de faire des prévisions à 40 ans de distance.

Des gens très sérieux, au look très sérieux, avec des cravates très sérieuses, qui sont venus nous expliquer calmement que selon leurs calculs, une augmentation de X% par an sur quarante ans nous amènerait au taux de couverture de 80% exigé par le parlement fédéral. Une simulation mathématique, une belle pente régulière pendant plusieurs décennies, toute droite, simulant une évolution tranquille et positive des rendements financiers. Ces experts très sérieux étaient très fiers d’avoir tiré une ligne bien droite. Bravo à eux, ils ont réussi à utiliser une règle.
À l’époque quelqu’un – je crois que c’était moi – avait cyniquement fait remarquer que 40 ans plus tôt, le mur de Berlin était encore debout et que la CIA n’avait pas prévu sa chute. Et qu’on se trouvait à peine quatre ans après la crise des subprimes, que personne n’avait anticipée. Bien sûr, je n’ai eu aucun impact.

À l’heure où la crise du Covid paralyse le monde, on pourrait en profiter pour réfléchir à ce que la planification veut dire. Planifier, ça ne veut pas dire «dresser une courbe qui va d’un point A à un point B dans le temps», et prier pour avoir raison. Planifier, ça veut dire anticiper. Réfléchir à des scénarios. Imaginer des réponses appropriées. Adapter une réponse immédiate et flexible dans un plan à long terme.

En l’occurrence, on peut tout à fait admettre qu’une pandémie est difficile à anticiper, et qu’une part d’improvisation s’impose. D’ailleurs, la population suisse semble avoir globalement partagé cet avis lors du premier confinement. On s’est pris une méchante crise, on a serré les dents et on a fait bloc, en espérant passer le cap.

C’est ensuite que ça a déraillé. Durant les mois qui ont suivi. Parce qu’on était en droit d’attendre davantage de planification que la navigation à vue qui semble toujours être le seul message que nous recevons de nos politiques depuis plusieurs mois. Evidemment, il est nécessaire de prendre en compte les résultats du terrain (taux de vaccination, nombre de décès, etc.) pour décider de l’évolution des mesures et de leurs durées. Mais ce que j’aimerais, c’est un deuxième discours en parallèle. Un discours qui parle du long terme. Qui me donne envie de soutenir les mesures prises. Un discours qui m’explique la vision du Conseil fédéral pour la Suisse. Où nous voit-il dans une année? Comment vivra-t-on avec le virus? Le Conseil fédéral compte-t-il sur le fait qu’une fois suffisamment de la population vaccinée, le Covid-19 disparaîtra? Estime-t-il au contraire qu’un vaccin adapté aux nouveaux variants sera nécessaire chaque année? Comment compte-t-il, à terme, éviter la surchauffe du personnel soignant?
J’ai le droit – nous avons tous le droit – de demander aux politiques de définir une vision et une trajectoire pour la Suisse. Toutes les questions que je soulève ici – et bien d’autres, nécessitent de pouvoir se projeter dans l’avenir, de définir ce à quoi l’on veut que notre pays ressemble dans cinq, dix, quinze ans. Et cela n’empêche en rien de garder une marge de manoeuvre sur l’ouverture des restaurants au 15 ou au 30 du mois.

Et je ne dis pas que nous serions d’accord avec la vision proposée, à plus forte raison lorsqu’elle émanerait d’un Conseil fédéral et d’un parlement bien de droite. Mais d’une part, le pouvoir fédérateur d’une vision à long terme permettrait de mettre en perspective les sacrifices demandés à chacun et assurerait davantage de cohésion populaire. Il nous indiquerait que nos politiques ne sont pas uniquement préoccupés par des chiffres qu’ils ne maîtrisent nullement, mais qu’ils sont capables de développer une réelle vision d’avenir.
D’autre part, cette absence de vision à long terme manque en réalité depuis longtemps, dans notre pays comme dans d’autres. L’objectif de réduction des émissions de dioxyde de carbone est un bon exemple de ce qu’il faudrait élaborer. Des projets ambitieux. Des plans à long terme pour le pays.

Mais cela demande la capacité d’action d’un Etat, des moyens et la volonté politique d’aller quelque part. Un exercice impossible pour des politiciens acquis au néolibéralisme et convaincus par la seule action du libre-marché.
La crise actuelle nous démontre l’incapacité structurelle du néolibéralisme à faire face à une crise d’ampleur. Et malheureusement, d’autres occasions de le constater nous seront probablement données.