Affaires sanglantes et Question jurassienne

Livre • L’auteur et marathonien Daniel de Roulet lève le voile sur des non-dits dans «L’Oiselier», investigation fictionnelle dans le mouvement autonomiste jurassien. Littérature et histoire se complètent.

L’écrivain Daniel de Roulet est l’un des rares auteurs suisses à ne pas se contenter de décrire ses états d’âme et à inclure la politique dans ses livres. Il a eu comme prédécesseur Yves Velan, dont le roman Je fit date. Sur le plan journalistique, on peut citer le nom de Niklaus Meienberg, qui fut l’un de ceux à «soulever le couvercle de notre idylle consensuelle» helvétique.Daniel de Roulet lui donne dans son livre le rôle de l’Enquêteur, qui va aller chercher la vérité derrière les silences officiels. En cela, son ouvrage tient du «mentir-vrai» cher à Aragon. Fiction et réalité dûment étayée s’entremêlent. L’auteur ledit d’ailleurs: «La littérature navigue toujours à la frontière de l’imagination et du réel».

Temps des hypothèses

La Question jurassienne, alors même qu’elle allait se résoudre par la votation fédérale très largement favorable à la création du nouveau canton, le 21 septembre 1978, connut en effet trois affaires sanglantes. Le 13 octobre 1977, on retrouvait en France voisine le cadavre déchiqueté de l’aspirant officier Rudolf Flükiger, disparu un mois plus tôt de la place d’armes de Bure lors d’un exercice de patrouille. La police conclut hâtivement à un «suicide». Or Daniel de Roulet énonce les trois hypothèses à ce qui fut sans aucun doute un meurtre, hypothèses par ailleurs confirmées par des articles de l’historien militaire jurassien Hervé de Weck, et que nous laisserons découvrir aux lecteurs et lectrices. Ce petit livre revêt donc un aspect «polar». Deuxième cadavre, celui du caporal de la gendarmerie bernoise Heusler, qui semble-t-il en savait trop sur l’affaire Flükiger. Enfin, peu après, nouvel étrange «suicide», celui d’Alfred Amez, le propriétaire, aux relations assez troubles, du restaurant L’Oiselier, qui a donné son nom au titre du livre.

Dimension internationale

Daniel de Roulet montre bien le contexte international qui entourait la Question jurassienne:atmosphère de contestation générale, mouve-ment indépendantiste au Québec, détournements d’avions par des militants palestiniens,attentats de l’ETA dans le Pays basque et en Irlande du Nord, assassinat par la Fraction Armée rouge allemande du «patron des patrons» de la RFA et ancien officier SS Hans-Martin Schleyer, dont le cadavre fut retrouvé non loin de la frontière suisse. La Question jurassienne s’inscrivait donc dans un cadre qui la dépassait.L’auteur met aussi en exergue les différends,au sein du groupe des Béliers, entre «modérés»et «durs». Sa sympathie va manifestement à ces derniers, même s’il se distancie des «extrémistes», partisans de la lutte armée, qui allaient chercher armes et explosifs auprès des mouvements révolutionnaires précités et n’étaient peut-être pas étrangers à la mort de Flükiger. Il témoigne aussi d’un certain mépris envers ceux qui attendaient surtout du canton du Jura une«planque dans l’administration».

Raison d’Etat

Nul, semble-t-il, n’avait intérêt à ce que les trois assassinats fussent élucidés. Ni les autonomistes jurassiens, qui ne voulaient pas avoir un crime sur les bras au moment où allait naître le nouveau canton, ni surtout un personnage qui ne sort pas grandi du livre: le conseiller fédéral Kurt Furgler. Il s’était énormément impliqué dans le processus démocratique devant mener à la création du 26e canton suisse et ne voulait pas voir son action mise en péril. Tant la police que la justice mirent donc peu d’empressement à découvrir les vrais coupables: «La raison d’Etat avant la vérité»! Cette vérité, au-delà du consensus helvétique, que Niklaus Meienberg tentait de débusquer, comme le fait aujourd’hui Daniel de Roulet. Piment supplémentaire à ce petit livre où tant de fils se nouent: la liaison amoureuse entre la fille de Furgler et le sulfureux journaliste, dûment surveillée par la Police fédérale sur ordre du papa conseiller fédéral… S’il y eut un véritable suicide dans toute cette histoire,ce fut hélas celui de Meienberg en septembre1993, qui avait plusieurs raisons, dont le boycott systématique que lui infligeaient les patrons de la presse suisse.

Daniel de Roulet, L’Oiselier, Genève. Ed, La Baconnière,2021, 119 p