Humiliation faite à Ursula von der Leyen

La chronique féministe • Ces images ont fait le tour du monde. Voilà ce qu’on retiendra d’une rencontre qui aurait dû envoyer un message de fermeté et d’unité de l’approche européenne à l’égard de la Turquie. Le «SofaGate» a peut-être affermi Ursula von der Leyen dans ses propos sur les droits des femmes en Turquie tenus après la réunion lors de sa conférence de presse.

Partout, des Amériques à l’Europe, de l’Asie à la Russie de Poutine et à la Turquie d’Erdogan, l’époque devient celle des autocrates. Ces formes d’extrême droite ont en commun la violence, le racisme, la discrimination à l’égard des minorités, la misogynie. Leur idéologie prospère sur les mêmes ressorts: la peur du déclassement ou du «remplacement», le creusement des inégalités, la brutalisation économique, la xénophobie, la faiblesse des utopies.

On a vu à l’oeuvre pendant quatre ans la misogynie de Trump, qui est heureusement hors course depuis le 20 janvier 2021. On voit celle de Bolsonaro, fermement opposé à l’avortement, qui se permet des remarques insultantes envers les femmes députées, ministres, présidentes. En Italie, Matteo Salvini, chef de la Lega, reste accroché aux années 50: la femme est l’ange du foyer ou une putain. En Hongrie et en Pologne, Viktor Orbán et Andrzej Duda veulent interdire l’avortement. Qui est menacé dans un grand nombre de pays.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan nous a choqué.e.s depuis longtemps par sa misogynie, considérant les femmes comme des ennemies. Il a retiré samedi 20.3.21 la Turquie d’un emblématique traité international luttant contre les violences faites aux femmes, malgré la hausse des agressions et le nombre des féminicides. Comme si le problème n’existait pas. Ou plutôt parce que cela nuirait aux «valeurs» familiales traditionnelles.

Le camouflet qu’infligea le mardi 6 avril, Erdogan à Ursula von der Leyen, présidente allemande de la Commission européenne n’a donc guère étonné. On voit le leader turc en compagnie de Charles Michel, président du Conseil européen, et de l’Allemande au moment de prendre place, il n’y a que deux fauteuils… pour les séants des deux mâles. Ursula von der Leyen reste un moment debout, interloquée (on le serait à moins) par leur muflerie. Son «euh» ne suscite aucune réaction. Elle finit par s’asseoir sur un canapé, à l’écart, en face du ministre des Affaires étrangères de la Turquie, Mevlut Cavusoglu, posé sur un autre canapé. Ce qui représente un affront supplémentaire.

Ces images ont fait le tour du monde. Voilà ce qu’on retiendra d’une rencontre qui aurait dû envoyer un message de fermeté et d’unité de l’approche européenne à l’égard de la Turquie. Le «SofaGate» a peut-être affermi Ursula von der Leyen dans ses propos sur les droits des femmes en Turquie tenus après la réunion lors de sa conférence de presse.

Devant le scandale provoqué par ce camouflet, la diplomatie turque s’est dédouanée en prétendant que la salle était toujours aménagée de cette manière, avec seulement deux fauteuils. Or des images antérieures montrent le contraire: trois fauteuils pour trois personnes: Erdogan et deux anciens dirigeants de l’UE, Donald Turk et Jean-Claude Junker traités sur plan d’égalité en septembre 2016, à Hangzhou, en Chine.

Quant au service du protocole du Conseil européen, il a fait valoir qu’il n’avait pas eu accès au préalable à la salle où devait se tenir la réunion. De toute manière, il est ahurissant que Charles Michel n’ait pas réagi sur le moment, erreur protocolaire ou pas. Il aurait dû céder son siège à Ursula von der Leyen, non seulement par courtoisie mais par simple politesse. Ou au moins relever l’inadéquation de la situation. Ursula von der Leyen occupe sa fonction depuis le 1.12.19, comme Charles Michel la sienne. D’aucuns parlent de préséance, mais les deux charges sont d’égale importance. Il y aurait une jalousie de la part de Charles Michel. Serait-il assez stupide pour se venger de sa consoeur?

La courte séquence du SofaGate a déclenché mercredi une polémique à Bruxelles et sur les réseaux sociaux autour du hashtag #GiveHerASeat. Plusieurs eurodéputé.e.s y ont vu une nouvelle provocation d’Erdogan. «Ils se retirent d’abord de la Convention d’Istanbul et maintenant, ils laissent la présidente de la Commission européenne sans siège en visite officielle. Honteux», a tweeté la cheffe de file des sociaux-démocrates au Parlement européen, Iratxe Garcia Perez. Quant à la libérale néerlandaise, Sophie in’t Veld, elle a soutenu que les choix qui avaient été faits n’étaient pas une «coïncidence».

«L’Europe, quel numéro de téléphone?» aurait demandé Henri Kissinger en 1970. En effet, l’Europe est une agrégation d’États-nations, sans visage ni répondant.e en cas de besoin. Il semble que la situation n’ait guère évolué en 50 ans. Dotée d’un parlement, l’UE fonctionne sur la base d’un consensus des chefs d’État et de gouvernement. Mais les décisions prises sont souvent contestées et donnent le sentiment d’une autorité obscure («les technocrates de Bruxelles») qui déterminerait le sort de 503 millions de personnes sans leur demander leur avis.

Ce sont pourtant bien les dirigeant.e.s des 27 pays, élu.e.s par leurs peuples, qui décident. Mais leur diversité: 23 langues officielles et plus encore de parlées; des paysages nordiques et méditerranéens; des régimes parlementaires, présidentiels ou de monarchies sans pouvoir; du droit anglo-saxon et du droit latin; des § d’État et des États laïcs; des buveurs de café et des adeptes du thé, les économes du nord et les dépensiers du sud… rend l’UE bien difficile à gérer.

Si l’on n’attendait pas grand-chose du dictateur Erdogan, dont la misogynie est l’un des credos, on pouvait en revanche espérer mieux de Charles Michel, homme d’État belge, qui fut Premier ministre de 2014 à 2019, avant de devenir président du Conseil européen. Voir ces deux hommes sourire aux caméras, forts de leur «supériorité» masculine, sans la moindre attention à l’autre invitée, donnait la nausée. La «diplomatie», ce jour-là, fut roulée dans la fange, donant d’elle-même une image désastreuse, dont elle aura de la peine à se remettre. Les instances de l’UE ont-elles le pouvoir de licencier cet indigne représentant?

L’incident est également révélateur de la misogynie profonde et omniprésente qui pourrit les relations partout dans le monde, de la structure familiale aux États les plus puissants. En n’accordant pas un fauteuil à Ursula von der Leyen, on lui laisse entendre, symboliquement et littéralement, qu’en tant que femme, elle n’est pas l’égale des hommes, que sa «place» n’est pas dans les hautes instances, mais au foyer, comme durant les millénaires antérieurs, comme dans les religions, toutes misogynes.