Vers une nouvelle guerre froide Chine-USA?

Relations internationales • Vijay Prashad, directeur de l’Institut Tricontinental de Recherche Sociale, est journaliste depuis 30 ans. Il revient sur les questions géopolitiques, de conflits internationaux et de la lutte de classes menée par les agriculteurs indiens. (Entretien réalisé par Bert De Belder, Tony Busselen et Eefje Goossen, Paru dans Solidaire, adapté par la rédaction)

«Nous devons redonner sa force à la classe travailleuse pour changer le monde», estime Vijay Prashad. (UNCTAD)

Nous sommes en 2021, et après un siècle de domination des États-Unis, les choses semblent changer. Les principaux acteurs du champ politique luttent pour le pouvoir. Et cela entraîne des tensions et des complications. L’expert Vijay Prashad nous aide à comprendre cette période trouble.

A quand remonte ce conflit?

Vijay Prashad C’est une longue histoire, mais elle est intéressante. Il faut remonter aux années 90. L’Union soviétique s’est effondrée et les États-Unis croient que la planète leur appartient. Ils façonnent à la hâte une politique commerciale et de développement à l’avantage des multinationales, principalement celles dont le siège se trouve aux États-Unis, en Europe, au Canada ou au Japon. Ils changent la politique de la finance mondiale au profit des entreprises.

Quel genre de changements?

On peut citer les droits de propriété intellectuelle. Prenez les produits pharmaceutiques. Avant, si une entreprise faisait breveter un médicament, elle faisait breveter le processus de fabrication, mais pas le médicament. Or les nouvelles règles instaurées stipulent que le produit aussi peut être breveté, et donc les entreprises pharmaceutiques bénéficient d’un monopole complet.
Ce droit de propriété est inclus dans les accords commerciaux. Parce que la fabrication d’un produit n’est désormais plus protégée dans son propre pays, la production peut être délocalisée dans un autre, où elle coûtera moins cher. Mais ce n’est pas tout. Ils ont morcelé le processus de fabrication. Une voiture n’est plus construite dans une usine. Les pièces sont fabriquées dans 10 usines, dans 10 pays différents.

Pourquoi est-ce problématique?

Parce que cela rend le syndicalisme très difficile. Si une petite usine a des problèmes avec sa main-d’oeuvre, elle peut aisément fermer, alors qu’il est plus difficile de fermer une grande usine qui a bénéficié de gros investissements. C’est un énorme avantage que le capital détient sur les travailleurs. La mondialisation a érodé le pouvoir de la classe travailleuse et démoli la capacité des États à se gouverner eux-mêmes. Parce que si votre pays ne produit que des enjoliveurs, même si vous nationalisez l’usine d’enjoliveurs, vous n’avez toujours aucun pouvoir sur la chaîne de production automobile mondiale.

Et de quelle manière cela a-t-il influencé les acteurs géopolitiques?

Beaucoup d’usines ont été délocalisées en Chine, Malaisie, au Vietnam et bien d’autres pays. La Chine a, de manière très intelligente, conclu des accords individuels avec les entreprises, en disant: «Vous pouvez venir ici et utiliser nos travailleurs hautement qualifiés, mais vous devez nous partager vos connaissances scientifiques et technologies.» C’est de cette manière que les Chinois sont devenus une puissance scientifique. Aujourd’hui, il y a plus de brevets élaborés et déposés par les Chinois que les Américains. Il y a plus d’articles de revues scientifiques publiés par des chercheurs chinois que des chercheurs américains.

Comment la Chine a-t-elle eu une main-d’oeuvre aussi qualifiée?

Sur une période de 50 ans, la Chine a éradiqué la pauvreté, l’analphabétisme, etc. Il y a donc une main d’oeuvre bien nourrie, éduquée et en bonne santé. Et c’est exactement ce dont les entreprises étrangères avaient besoin. Mais en retour, elles devaient montrer aux Chinois ce qu’elles faisaient. Et maintenant, tout à coup, au cours des dix dernières années, les entreprises chinoises dans le domaine de la robotique, des technologies vertes, des télécommunications, de l’économie numérique et bien d’autres, ont une génération d’avance sur les entreprises américaines et européennes.

Et la réaction américaine?
Ce n’est probablement pas quelque chose que les États-Unis apprécient beaucoup… C’est le coeur du problème. Les États-Unis savent qu’ils n’ont aucune chance dans une situation de libre marché. Ils ne peuvent pas concurrencer directement les entreprises chinoises. Huawei et ZTE vont casser les prix et produire de meilleurs équipements 5G que n’importe quelle entreprise américaine ou nord-européenne. Alors, que peuvent-ils faire en attendant? Ils viennent pointer du doigt le respect de la vie privée, les menaces de sécurité, la situation des Ouïghours au Xinjiang et le droit du travail.

Sur la crise commerciale…

Ce conflit au sujet de la démocratie et de la vie privée n’est là que pour masquer la grande crise commerciale existentielle que traversent les États-Unis. Cet État, comme nous l’a montré Edward Snowden, collabore directement avec des entreprises technologiques américaines comme Google et d’autres, viennent nous parler de vie privée! Alors qu’ils ont déjà violé les protocoles de base du respect de la vie privée. Les gens ne doivent pas se laisser berner, c’est un problème commercial déguisé en problème de sécurité. Trump était obsédé par «la guerre contre la Chine». Biden est-il différent?… En termes de politique étrangère, rien n’a changé.

C’est-à-dire…

Biden a renforcé l’agressivité envers la Chine. La première réunion de son équipe a eu lieu avec les Japonais, et ils ont tenu des propos très belliqueux concernant la Chine à Tokyo. Puis, lors d’une réunion en Alaska, ils ont attaqué les hauts fonctionnaires chinois en public! Ce n’est pas comme ça que la diplomatie fonctionne. La première rencontre de Biden qui a été médiatisée a eu lieu avec le « Quad », c’est-à-dire l’Inde, l’Australie, le Japon et les États-Unis. Leur but est d’encercler la Chine. Ils ont un comportement guerrier et le monde n’a pas besoin de ça.

Vous avez dit que les États- Unis menaient une guerre hybride contre la Chine. Vos explications…

Une guerre hybride est une guerre qui n’a pas besoin de l’utilisation de tout l’arsenal militaire pour se déclencher. Il s’agit d’une guerre menée via le contrôle de l’information, en contrôlant les flux financiers et par des moyens illicites comme le sabotage. Même dans l’Antiquité, il y avait déjà des guerres hybrides. Mais aujourd’hui, la technologie s’est améliorée, il existe donc beaucoup plus de moyens de mener une guerre de l’information, une guerre économique, une guerre diplomatique. Lorsque les coups de feu commencent, ce n’est que la fin d’un long processus au cours duquel le pays a été isolé, diabolisé, pointé du doigt sur certaines questions, désigné comme l’adversaire à abattre.

C’est toutefois la Chine qui est en train de prendre le contrôle d’entreprises partout dans le monde?

Lorsque des entreprises chinoises achètent des entreprises européennes, les Européens sont horrifiés. Mais c’est l’essence même du capitalisme. De quel droit seuls des Européens pourraient-ils posséder des entreprises européennes? Cela vient surtout d’un manque de compréhension de la Chine. Il y a une sorte d’arrogance européenne. Mais aussi une longue histoire d’antipathie raciste envers le pays. Et derrière ça, il y a l’idée d’un «péril jaune» (idée que les peuples asiatiques deviendraient les maîtres du monde, ndlr).

Tout n’est pourtant pas rose en Chine?

Lorsque la révolution chinoise a eu lieu en 1949, la Chine était un pays immensément pauvre. Après 1949, en tentant de construire une nouvelle société, ils ont commis de graves erreurs. Mais les défis auxquels les communistes devaient faire face étaient énormes. Ils devaient venir à bout de la pauvreté. Faire disparaître l’analphabétisme. Éradiquer les maladies. En finir avec la coutume des pieds bandés des filles. Émanciper les femmes. Et construire des forces de production, car pendant la Seconde Guerre mondiale, toutes les usines avaient été bombardées. Ils voulaient mettre fin aux humiliations des guerres de l’opium, du vol de Hong Kong par les Britanniques et des politiques qui leur ont été imposées. Ils voulaient mettre fin à la fragmentation interne du pays, qui avait été créée sous l’emprise des seigneurs de guerre féodaux.

Que pouvons-nous faire contre la guerre froide qui s’annonce?

Nous devons nous lever et défendre la Charte des Nations unies. Cette Charte est le traité fondateur de l’ONU. Elle vise à promouvoir le multilatéralisme et la diplomatie plutôt que le recours à la force lorsqu’on estime qu’un État membre ne respecte pas les règles des Nations unies. Est-ce qu’on en est arrivés au point où ça fait controverse de dire qu’il est important de défendre la Charte des Nations unies?

Que pouvons-nous faire d’autre?

Nous devons redonner sa force à la classe travailleuse. Nous devons nous organiser pour gagner la confiance dans notre propre capacité à changer le monde. En ce sens, l’une des luttes les plus cruciales qui se déroulent aujourd’hui dans le monde est la révolte des agriculteurs indiens. Elle a commencé le 26 novembre et continue à ce jour.

Qu’y a-t-il de si important dans cette révolte?

Il ne s’agit pas d’agriculteurs d’une société agricole particulière. Ce sont tous les agriculteurs qui sont en grève générale contre les politiques agricoles. Et il ne s’agit pas seulement d’agriculteurs, mais de communautés, de familles et de quartiers entiers. C’est un soulèvement général, total, avec des personnes qui ne travaillent pas dans l’agriculture, des enseignants, des étudiants. Avoir toute une collectivité qui se révolte, c’est une tradition importante. Le capitalisme a réduit le syndicalisme aux négociations sur le lieu de travail. Mais c’est bien plus que ça. Il s’agit de construire une culture des travailleurs, une conscience puissante de sa capacité à créer un monde nouveau.

Vous êtes impliqué dans la plateforme «No Cold War» («Pas de guerre froide»). Est-ce une autre façon de réagir, d’agir?

«No Cold War on China» est une plateforme de discussion visant à relancer et à développer le mouvement pour la paix. Car il ne s’agit pas seulement de la Chine. Nous devrons tous faire campagne contre le militarisme. Les États-Unis et l’Europe sont les principaux marchands d’armes dans le monde. Même pendant la pandémie, les dépenses militaires ont augmenté. Pourquoi? À quelle guerre se préparent-ils? Nous sommes au milieu d’une crise sanitaire planétaire, mais l’OTAN se réunit et discute de sa stratégie «OTAN 2030, unis pour une nouvelle ère». Ils n’abordent pas la dévastation causée par la pandémie. Non, ils parlent de contrôler l’Asie, la Chine, le Moyen-Orient. Nous devrions vraiment nous inquiéter de l’expansion de l’OTAN en Asie. n