Les arts vivants par tous temps

Théâtre • Le metteur en scène et comédien Joan Mompart, qui prendra la direction du Théâtre Am Stram Gram en juillet, règle pour «D’Eux» signé Rémi De Vos, une passe d’armes entre frères que tout sépare.

Rémi De Vos: une écriture incisive qui s’attaque aux idées convenues. (Loris von Siebenthal)

Comme souvent chez l’un des dramaturges les plus joués en Europe, la pièce est en prise étroite avec la réalité sociale. Son comique est un révélateur acide de tabous et non-dits, une manière d’exorciser carcans et contraintes. L’auteur aborde conflits, pertes et exclusions par l’humour. Pour « D’Eux », il y a l’incapacité de donner une place à l’autre chez des frères qu’emplois et philosophie de vie séparent. Inconditionnel de Beckett, De Vos interroge le monde du travail comme personne. Joan Mompart lui a déjà notamment passé commande de « Je préférerais mieux pas ». Créée au Théâtre du Loup, cette tragi-comédie sociale sur l’aliénation au travail confronte une éthique individuelle en mode désobéissance civile aux injonctions professionnelles contradictoires.

Ecrite sous le premier confinement dont il garde l’empreinte, D’Eux est jouée au Théâtre de Verdure en plein air de la Fondation Bodmer (Cologny), pour la saison du Crève-Coeur d’Aline Gampert. Metteur en scène, directeur de compagnie puis bientôt du pluridisciplinaire et intergénérationnel Théâtre genevois Am Stram Gram, Mompart est aussi un comédien histrion apprécié chez Omar Porras, Robert Sandoz, Dan Jammet et dans ses propres mises en scène – Songe d’une Nuit d’été, Le Mariage de Figaro... Rencontre.

Rémi De Vos interroge le monde du travail, qui forge une identité.

Joan Monpart  Il est juste de relever que l’identité est souvent déclinée à travers la profession exercée. Or il s’avère que dans D’Eux, les personnages sont dans un moment de changement, ainsi qu’ont pu le vivre de nombreuses personnes depuis le printemps 2020. Dans cette mutation, des désirs s’invitent et de nouveaux destins auxquels l’on aspire se dessinent. Du coup, les relations tissées autrefois passent parfois à la moulinette de notre nouvelle personne ou nouveau moi. Voire comme dans la pièce, sont abandonnées sur le bord de la route

Dans la figure du frère écrivain, il y a le possible miroir de l’auteur face à la commande qui lui est faite d’une pièce au théâtre.

Autant Remi De Vos dit de ses textes qu’ils sont très écrits, autant une part se révèle très intuitive, jusqu’à probablement le surprendre lui-même, selon moi. D’où cette rencontre entre deux frères à la fois réelle et fantasmée.

Comme metteur en scène, j’envisage toutefois la pièce dans son universalité de sociétés occidentales. Sous ce prisme-là, on peut y voir le monde d’avant se débattant, tentant de trouver, à tout prix, un chemin fait de pérennité. Sans y parvenir. Ainsi chaque frère ne cesse d’inviter l’autre à «se reformuler». Mais sans véritablement lui proposer de place.

Quelle part d’enfance se tient derrière ces personnages au jeu parfois enfantin?

Naturellement dans le monde d’aujourd’hui, je vois et côtoie des adultes. Souvent, je me plais à percevoir l’enfant chez chacun.e. Il existe une manière d’encourager les artistes, de faire dialoguer une société, un tissu culturel et humain et des publics. Conscient de la gravité des enjeux depuis le printemps dernier notamment, le rire sur soi peut apporter une distance bienvenue.

Au-delà, il y a cette pertinente capacité universelle de l’enfance à nous rappeler que le plus pertinent statut, c’est l’urgence du présent. En proposant une résistance, un changement de regard et d’approche, n’est-on pas adulte tout en restant enfant? Je vois souvent chez les grandes personnes, des enfants qui jouent à être adultes, ce que D’Eux rend bien. Ce qui me plaît dans l’enfance? Sa capacité à être disruptive, bousculer le quotidien des habitudes, déranger les grands dans le possible sommeil de leurs certitudes. Au fil de la pièce, toute tentative de relations et d’humanité me semble émaner de notre part d’enfance.

Dans «Le Monde» (30.11.20), De Vos dit la précarité de sa vie devenue «vertigineuse avec le Covid». Vous soutenez les auteur.es vivant.es?

Bien sûr! Cette dimension a toujours été au cœur de ma vie de metteur en scène et directeur de compagnie. En comptant, par le passé, la Compagnie du Rossignol, la dizaine de commandes d’écriture est allègrement dépassée. Il ne s’agit pas seulement ici des auteur.es, mais de toutes les professions liées aux arts vivants. C’est l’un des seuls endroits et domaines, où l’occasion est donnée de ne pas figer la pensée.

Au Théâtre, la joie existe de continuer à se poser des questions. C’est le lieu du mouvement par excellence. L’écriture y est toujours en marche. Prenez l’écrivaine née à Genève et établie à Nantes, Douna Loup avec laquelle j’ai collaboré pour Mon chien-dieu, pièce et spectacle pour enfants. Son écriture invite au sentiment de liberté vécu par ses personnages, au déplacement vers le magique au cœur d’une société introvertie, conditionnée. C’est une poétisation du monde essentielle, si ce n’est nécessaire.

Vous souhaitez avancer et penser ensemble à la tête d’Am Stram Gram…

Sans les arts vivants, la lecture du monde réduit de beaucoup sa dimension. C’est dans la compagnie des auteur.es, des artistes, de l’enfance et de la jeunesse, que peuvent se cultiver d’autres visions pour le monde de demain. Quitte à tout reconfigurer et repenser. Dans la situation actuelle, très variable et volatile, je retrouve ma volonté de toujours, celle de ne pas aller vers des certitudes. Pour a contrario, cultiver interrogations, doutes et incertitudes.

Votre théâtre est aussi celui de l’agora.

Oui, il y a deux grands rendez-vous dans la saison, dédiés aux grandes questions qui animent aujourd’hui l’enfance et la jeunesse. L’une autour de la parole des jeunes filles d’aujourd’hui, l’autre autour du réchauffement, mais que nous aborderons de façon très joyeuse et ludique : une foire aux solutions pratiques.

L’enfance est-elle subversive?

Assurément. Je suis père, la fantaisie de mes enfants, de leur ami.e.s, m’émeut beaucoup. Elle porte en elle une dissidence salvatrice. Si je suis maintenant en ce Théâtre, c’est parce qu’il me semble ouvrir une voie, une voie autre. Depuis la création d’Am Stram Gram par Dominique Catton et Nathalie Nath avec le soutien de la Ville, se manifeste dans ce théâtre une volonté de développer un rapport égalitaire avec l’enfance et la jeunesse.

Cette volonté est aujourd’hui encore absolument novatrice. Je vais tâcher, avec l’équipe d’Am Stram Gram, de continuer de la creuser. Dans le dialogue avec les enfants, en leur offrant un espace où leurs voix seront entendues. Un lieu qui soit comme un compagnon de route, qui favorise l’audace d’être soi-même.

D’Eux. Jusqu’au 23 mai. Fondation Bodmer, Cologny. Rens.: lecrevecoeur.ch; site de l’artiste: llum.ch.

Frères ennemis

Sous une fine pluie, assis dos au public, un écrivain embedded dans l’écriture publicitaire et autres punchlines pour humoristes. Dans son habit de penseur en scène brechtien, le comédien Antoine Courvoiser, sous ses dehors patelins, zigzague entre masure à retaper et dictons pour le tiroir. Plume précaire voire inaccomplie vivant de commandes tarifées, l’homme ne se tourmente guère à l’ombre d’une vie solitaire, tout à la contemplation de son jardin comme l’écrivain français Christian Bobin. Face à lui, son frangin, ex-workaholic ayant fait son miel dans l’import-export en Thaïlande. Avant une tardive vocation rédemptrice et quasi intégriste au pastorat. Bardé de son fin sourire supérieur de ravi de la crèche, l’acteur David Gobet fait merveille.

Tentatives de recomposition

Tant que les frêres se parlent, la violence physique est tenue à distance comme Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès. Mais rien ne matche entre ces êtres piégés au sein d’une fratrie fatale. Lucide, l’ex-cadre reconnaît in fine que l’autre ne sert qu’à lui renvoyer la balle de la parole. A l’image du tandem fraternellement cruel formé par Vladimir et Estragon dans le beckettien En attendant Godot. La mise en scène et en jeu ajuste cette joute avec ce qu’il faut de désinvolture nonchalante, de burlesque horloger et d’humour comme politesse du désespoir.

Et une belle idée côté scénographie, le jeu enfantin de Taquin aux cases ponctuellement glissées par les frérots au coeur d’un épisodique ballet mutique. Dans la tentative de recomposer une image, se remettre en ordre pour une relation, un emploi, le Taquin représente bien cette constante reconfiguration de soi. Une obligation exigeante à laquelle jeunes ou vieux sont sommés de se conformer sous pandémie.

BTt