La dignité meurtrie : Samos, un camp de la honte européen

Cinéma • Avec « Samos, The Faces of our Border », le jeune réalisateur valaisan Shams Abou El Enein signe un premier long-métrage documentaire courageux et maîtrisé. Entretien avant l'avant-première aux Cinémas Bio de Genève le 8 juin prochain.

Depuis cinq ans, des dizaines de milliers de personnes migrantes sont confinées dans les cinq hotspots de la mer Égée par l’Union européenne (UE), qui finance la Grèce et la Turquie afin qu’elles assument le rôle de garde-frontière de l’Europe. Les alertes et dénonciations des organisations non gouvernementales grecques et européennes, mais aussi des instances européennes et internationales, n’y font rien. Comme en témoigne le film de Shams Abou El Einen, la situation sur place est toujours aussi grave et scandaleuse. Elle a même empiré avec la COVID-19. Interview.

Quelle était votre intention initiale en réalisant ce film ? Est-ce que votre projet a beaucoup évolué entre les étapes du scénario, du tournage et du montage ?

Ce film n’a pas vraiment été prévu, il s’est plutôt imposé à moi. L’idée de faire du bénévolat en Grèce vient de ma compagne, Manon Gay-Crosier, qui m’a proposé de la suivre dans cette aventure. C’était une première pour moi.

Avant de partir, j’ai effectué des recherches sur internet, mais je n’ai pas trouvé beaucoup d’informations. Une fois sur place, je me suis «pris une claque» dans le sens où j’ai réalisé que je n’avais absolument aucune idée de ce qui se déroulait aux frontières européennes et que j’étais prétentieux en pensant savoir ce qu’étaient l’immigration et les migrants.

Je suis donc parti en quête d’informations, commencé à faire des interviews des personnes sur place pour répondre aux questions que je me posais. C’est comme ça qu’est né le film. Il n’y avait pas vraiment de scénario, mais plutôt une liste de protagonistes que je voulais rencontrer, car je pensais qu’ils pouvaient m’apporter une approche différenciée.

La démarche a bien sûr compliqué le montage, puisque c’est là que s’est vraiment écrit et structuré le film. J’avais mon message en tête qui n’a pas vraiment changé, et le contenu de toutes mes interviews, mais il a fallu trouver un moyen d’organiser et de synthétiser toute cette matière.

Votre film a été projeté dans plusieurs festivals dans différentes régions du monde. Avez-vous l’impression que la réalité migratoire aux portes de l’Europe est assez connue de l’opinion publique internationale? Quels sont les principaux préjugés qui doivent d’après-vous être surmontés et combattus selon vous ? 

Je pense que le grand public, comme moi avant d’aller sur place, a l’impression de bien connaître la crise migratoire, mais en fait n’en a qu’une vague idée, bien loin de la réalité. C’est pour ça qu’il est absolument crucial de mieux se renseigner et de proposer des sources d’informations qui explorent le sujet en profondeur.

Le terme “migrants” est beaucoup trop générique à mon goût. Il y a une variété énorme d’individus, de langues, de cultures, de couleur de peau, d’âges et de sexes différents qui rentrent dans cette catégorie. Chacun possède son parcours de vie et on ne peut juste pas tous les mettre dans le même sac.

De plus, la majorité des gens avec qui j’ai échangé n’ont pas choisi de partir. Ils préféreraient rentrer chez eux, mais ce n’est tout simplement pas une option. Par exemple, parce que leur pays est en guerre. Le voyage n’est pas une sinécure. Ils ont une chance sur deux de mourir en embarquant sur des bateaux gonflables. Ils le savent souvent, et jugent que cela leur offre malgré toute de meilleures chances de survie que de retourner en arrière.

De manière générale, on a très vite tendance à juger les “migrants économiques” par ce qu’on estime qu’ils n’ont pas besoin de partir de chez eux. Mais est-il vraiment nécessaire de comparer le fait de fuir une guerre ou la famine et le fait de ne pas pouvoir travailler. Je ne pense pas que  d’établir une échelle de la misère soit légitime, d’autant plus pour des gens qui ne connaissent pas le sujet en profondeur.

Votre film contribue au travail de plaidoyer en faveur de la défense des droits et des intérêts des migrant.e.s. Qu’est-ce que le cinéma documentaire peut apporter de spécifique dans ce domaine d’après-vous ?

Le cinéma a toujours été un vecteur de la culture populaire. Depuis le début du projet, je le destinais au cinéma pour toucher un public qui n’est pas directement concerné ou intéressé par le sujet au premier abord.

Le documentaire permet une humanisation et une immersion plus profonde qu’un format plus court comme par exemple les informations des chaînes télévisées de grande audience. Il permet aussi aux gens qui sont directement concernés de parler directement aux personnes qui veulent bien venir les voir, la caméra étant un vecteur non seulement d’informations mais aussi d’émotions. Beaucoup de gens interviewés dans ce documentaire n’auraient jamais bénéficié d’un espace de parole tel que celui-ci en Europe. Leurs voix sont ainsi portées beaucoup plus loin.

En regardant votre film, on est frappé par les très graves violations des droits humains dont sont victimes les migrants et les réfugiés au sein et autour du camp de Samos ? Lesquelles de ces violations vous ont personnellement le plus frappé? La situation sur place a-t-elle évolué selon vous depuis le tournage du film? Etes-vous toujours en contact avec les migrant.e.s et intervenant.e.s des ONGs travaillant sur place ?

Il n’y a absolument pas de sécurité dans ces camps, ni alimentaire, ni sanitaire, ni au niveau du logement, de l’hygiène, et de l’éducation.

Comme on peut le voir dans le documentaire avec plusieurs personnes qui ont dû témoigner de manière anonyme, la police, les autorités grecques et européennes, interdisent de prendre des images du camp et d’en parler. Ils menacent les migrants qui parlent aux médias de les renvoyer en Turquie, pour l’exemple.

Au final, les droits humains sont tellement essentiels et fondamentaux que c’est difficile d’effectuer une gradation entre les différentes violations. Ce qui est frappant, là-bas, c’est la quantité de violations des droits humains, tant dans leur essence que leur nombre.

Ce qui m’a le plus marqué, c’est que sur place tous les jours j’entendais des histoires terribles, et dramatiques, et à chaque fois je me disais qu’on avait touché le fond. Mais pourtant à l’histoire suivante, j’étais témoin de pire.

Je suis allé à Samos en juin 2019, et bien que la situation était déjà catastrophique, elle n’a fait que s’empirer. La COVID-19 a été une excuse pour brimer encore plus la liberté de ces gens et rendre leur vie plus misérable. Ils ont notamment été interdits de quitter le camp. Ils n’avaient plus accès à aucun service de la ville, ni aux aides des ONGs dont la majorité n’a jamais eu le droit d’entrer dans le camp.

Je suis toujours en contact avec plusieurs personnes qui sont dans le documentaire, et je prends régulièrement de leurs nouvelles.

Du fait des interdictions et des restrictions au sein du camp ainsi que du contexte politique et juridique, les ONGs effectuent leurs missions dans des conditions particulièrement difficiles. D’après-vous, comment ces travailleurs parviennent-ils à mobiliser suffisamment de ressources psychologiques pour travailler au quotidien? Que pouvons-nous faire à notre niveau en Suisse pour les soutenir? 

Mère Thérésa à dit : “Nous réalisons que ce que nous accomplissons n’est qu’une goutte dans l’océan. Mais si cette goutte n’existait pas dans l’océan, elle manquerait.”

Les jours où l’on voit la goutte d’eau, ça nous nourrit, c’est valorisant, c’est nécessaire, à une certaine échelle, ça rend le monde un peu meilleur, et ça c’est encourageant.

Les jours où l’on voit l’océan, et la goutte d’eau paraît futile et c’est des jours qui sont difficiles.

Tout le monde ne trouve pas tout le temps les ressources psychologiques, heureusement il y a beaucoup de soutien dans la communauté, et quand quelqu’un s’effondre, les autres sont là pour partager, soutenir et l’aider à le faire avancer.

Les gens qui effectuent du bénévolat ont probablement quelque chose en eux qui leur permet de faire en partie face à ce qu’ils vont rencontrer. Mais, on ne peut pas vraiment se rendre compte avant d’être sur place, et d’une fois qu’on y est on est dans un «flow», on fait ce qu’il y a a faire, et on ne prend pas vraiment le temps de réfléchir. Dès lors, c’est parfois c’est le retour qui est difficile. Le retour dans notre cocon de sécurité et de confort.

Ce que les gens peuvent faire ici, c’est déjà se renseigner. Ensuite, s’ils ont des compétences particulières, offrir de l’aide en ligne. On peut aussi organiser des récoltes de fond, et bien sûr devenir bénévole ici, ou là-bas. Ces différents points sont détailés ici :

https://fr.facesofourborder.com/what-can-you-do

«Faces of our border» utilise des entretiens de migrant.e.s, des images tournées par les migrant.e.s eux-mêmes et des images d’animation. Pourquoi avez-vous effectué ce mélange? Qu’apporte selon-vous le dessin d’animation pour aborder cette problématique?

Le mélange des différentes techniques vient d’abord de la contrainte. Je n’ai pas pu rentrer dans le camp, ça aurait mis en danger l’ONG pour laquelle je travaillais car c’était interdit. J’ai donc récupéré les images des migrants qui vivent là et qui ont filmé leurs conditions de vie.

Eux-mêmes ont pris des risques en témoignant, donc ont demandé à être anonymisés. J’ai donc choisi la technique des illustrations animées, pour raconter leurs histoires. J’espère que cela fait honneur au présent qu’ils m’ont fait en racontant leurs vies.

Quand les histoires sont illustrées, ça simplifie aussi l’immersion dans ces tranches de vie, les rendant plus tangibles.

 

 

Programme des avant-premières et projections en Suisse romande :

 

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