Un écrivain suisse méconnu réédité

Livre • Walter Diggelmann développa un puissant regard critique sur l’actualité et la société, de la politique suisse des réfugiés pendant la Deuxième Guerre mondiale à l’anticommunisme après 1945. Il est aussi l’auteur de nombreuses pièces pour la radio et la télévision.
(Par Martin Schwartz)

Dürrenmatt, Frisch, et, un peu à l’ombre, Diggelmann. Trois grands plumes suisses ayant bénéficié de traductions en français, dont la lecture pour un bilingue est un vrai plaisir, comme celles des romans de Robert Walser. Walter Diggelmann (1927-1979) a surtout été connu pour son ouvrage magnifiquement traduit par Jean-Louis Cornu sous le titre de L’Interrogatoire de Harry Wind (Lausanne, 1963).

Des débuts misérables

Fils illégitime d’une veuve servante de ferme, il a passé son enfance sous tutelle, en prison pour un petit chapardage, interné à Dresde par les autorités allemandes après une tentative de fuite en Italie, puis remis sous tutelle en Suisse. La misère classique des enfants du prolétariat. A vingt ans, il se découvre une passion pour l’écriture et gagne sa vie dans les métiers les plus divers, voleur, ouvrier, «femme de ménage», journaliste à la Weltwoche… Il devient un grand écrivain, narrateur, «raconteur d’histoires» pour reprendre ses termes, dans le style de Joseph Roth. Sa vie politique a connu un virage important en raison de son travail dans l’agence Rudolf Farner Werbeagentur. Celle-ci, surtout connue pour la promotion des projets militaires suisses, était l’exemple même de l’organisation scientifique de la manipulation de l’opinion publique au ser-ice de la grande bourgeoisie.

En 1965, sous la Guerre froide, presque dix ans après l’insurrection hongroise, psychologiquement encore très présente, Diggelmann, déjà célèbre en raison du roman Harry Wind, publie Die Hinterlassenschaft (La Succession difficile). Les événements connus a posteriori sous le nom de Pogrom de T. constituent une part importante du récit. L’auteur se réfère aussi à la vague d’anti- communisme déclenchée ou pour le moins renforcée par l’insurrection hongroise d’octobre 1956 et au cours de laquelle le penseur et philosophe marxiste Konrad Farner a fait l’objet de persécutions ignobles. Or, le personnage principal du roman, David Boller, ayant assisté à ces événements, s’aperçoit du lien entre les frontistes suisses des années 1930 et les anti- communistes les plus virulents des années 1950. C’est dire combien, aujourd’hui encore, parler de Diggelmann, revient à s’aventurer sur un terrain miné. Le livre a suscité un incroyable scandale, ce qui pourrait surprendre puisque le lien entre anticommunistes, frontistes et antisémites était connu, de même que l’hypocrisie du principe de la neutralité suisse. Mais il ne fallait pas (trop) en parler.

Antisémitisme et anticommunisme

L’histoire: David Feinigstein est le fils d’un père juif allemand et d’une Suissesse, Boller, ayant perdu par son mariage la nationalité suisse. Ce couple tente de s’enfuir en Suisse. Il est arrêté à la frontière et remis aux autorités allemandes avant de périr à Auschwitz. Resté en Suisse, David est adopté par son grand-père maternel, un communiste actif ayant réuni une importante documentation sur la politique suisse hostile aux juifs pendant la seconde guerre mondiale. A sa mort, David découvre cette documentation et décide de rechercher les hommes dont les options politiques ont favorisé les pratiques ayant conduit à l’assassinat de ses parents. Des recherches qui l’amènent à redécouvrir le lien entre frontistes des années 1930 et autorités politiques de l’époque.

En rupture avec le déroulement du récit, Diggelmann rappelle, de façon subite mais pertinente, le lien entre ces milieux et l’affaire «Alois Hauser» (pseudonyme pour Konrad Farner) de 1956. C’est peut-être ce procédé en raccourci, en juxtaposition, qui fait de ce saut dans le temps une grande réussite littéraire. Point de départ de ce lien: une convocation pour une assemblée extraordinaire du Parti du Travail (PdA) le 13 novembre 1956, au retour d’Alois Hauser de Berlin-Est, invité par le Pen-Zentrum Ost und West pour une adresse de commémoration pour Bert – dans le texte, à la place de Bertolt – Brecht. A la suite de ce voyage, Hauser et sa famille sont ignoblement persécutés, ainsi que cela est décrit dans le passage devenu célèbre sous le titre «l’exemplaire Pogrom de T» Ce passage décrit de façon exacte le processus: appel public dans la presse contre Hauser (annonce signée «Aktion Frei sein»), boycott par les commerçants, etc., contraignant la famille à se barricader, l’adresse ayant été révélée de façon malveillante par la NZZ.

Mise à l’écart des Juifs

Le terme de pogrom était peut-être excessif, mais le texte de Diggelmann décrit de façon saisissante l’attitude de l’entourage de Hauser, dont l’hostilité systématique et souvent violente rappelle la mise à l’écart des juifs allemands. Le processus sociologique était largement semblable. Vu sous cet angle, le roman signé Diggelmann a un aspect documentaire comme beaucoup de publications littéraires de l’époque. Et rappelle Niklaus Meienberg, journaliste et surtout écrivain polémique.

En fait, son récit est essentiellement une critique littéraire de l’hypocrisie des autorités suisses. De façon très détaillée, Diggelmann s’est référé à des rapports établis pour le Conseil fédéral et à des extraits de presse, qui mettent en lumière le célèbre réflexe suisse connu sous le nom d’«Anpassung» (adaptation, ndlr).

Appareil critique

La version rééditée est munie d’un important appareil critique, qui corrige certaines inexactitudes ou omissions. Il signale avec exactitude et pertinence l’identité réelle des personnes visées par les personnages fictifs du roman. Ce n’est pas glorieux! Mais même en tenant compte des corrections et adaptations indispensables, le constat est grave: la Suisse aurait pu faire mieux. Mais elle n’est pas la seule. On peut lire, par exemple, Edgar Hilsenrath, Fuck America (traduction de Jörg Stickan).

En 1965, la Guerre froide bat son plein et un écrivain communiste est assimilé à un «terroriste vendu à Moscou» avec pour mission de subvertir la Suisse. Manque de chance pour ses ennemis: Diggelmann est un grand écrivain, dont les deux romans mentionnés connaissent non seulement un fort retentissement mais sont lus en RFA, puis avec le même succès en RDA. Il faut dire que la RDA publiait les livres des écrivains de la RFA sans trop se préoccuper de savoir si les écrits de Thomas Mann ou de Heinrich Böll, édités en RDA, étaient conformes ou non au dogme du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED). L’argent n’ayant pas d’odeur, on retrouve les livres de Diggelmann édités, avec quelques retouches politiques parfois opportunistes, en RDA.

 

Walter Matthias Diggelmann, Die Hinterlassenschaft, Zurich, Chronos, 2020, postface de Margit Gigerl. La traduction française de La succession difficile est d’Eric Schaer, Lausanne 1969.

Comme référence, Werkausgabe vol.4: Die Hinterlassenschaft, préface de Klara Obermüller, introduction de Hans Ulrich Jost et postface de Bernard Wenger,2003.

Pour la RDA: Verlag Volk und Recht, Berlin 1967.