«Hanokh Levin va aux extrêmes»

Théâtre • • La comédienne genevoise Maria Mettral évoque ses rôles dans «Tout le monde veut vivre» du subversif dramaturge israélien Hanokh Levin. La pièce épique aborde avec un humour féroce, mort, vieillesse et exploitation de l’humain. (Par Christophe Pequiot)

Maria Mettral en Ange de la mort dans la pièce d’Hanokh Levin s’inspirant du quotidien autant que de sources bibliques ou mythologiques. (Yann Slama)

Pour Tout le monde veut vivre, le dramaturge Hanokh Levin (1943-1999), écrivain israélien le plus joué au monde et fervent opposant à l’occupation et l’exploitation des territoires (bande de Gaza, Sinaï, Cisjordanie, dont Jérusalem-Est et plateau du Golan), imagine un Dieu défendant l’arbitraire, suggérant que la souffrance humaine naît de la quête de survie. Aux frontières de la tragédie, de la comédie mordante et du théâtre coup-de-poing au théâtre comme métaphore, l’œuvre de Levin soulève des interrogations iconoclastes concernant mythes, valeurs et idéologies de la société israélienne depuis sa naissance.

Ange mortifère

Sous le masque réalisé par un collaborateur émérite du Teatro Malandro, Freddy Porras, Maria Mettral se révèle une Ange de la mort fort bureaucratique, d’une tranchante raideur. «Partant du principe que s’impose l’image masculine d’un Lucifer, figure angélique mortelle et crépusculaire jusque dans la série tv éponyme addictive, je trouvais intéressant de lui inventer une incarnation féminine équivalente. Ce personnage finit par étrangler un enfant cireur de chaussures sous la forme d’une marionnette, symbole de l’innocence sacrifiée.»

Aux yeux de la comédienne, c’est la dimension statistique de quotas à tenir par l’Ange de la mort qui évoque nos temps pandémiques. «Cet être exécutant accomplit une mise à mort clinique résultant d’une nécessité inscrite sur un registre. Sa réplique fétiche est: Qui d’autre veut mourir? Peut-on faire plus actuel?» Fille à la vie d’un père tailleur et d’une mère couturière, l’actrice détaille sa mise: «Ma silhouette est à la fois inspirée de Marlène Dietrich dans L’Ange bleu et d’un cabaret funèbre et dandy. Elle est aussi androgyne. Ainsi le col cassé de la chemise que je porte est masculin. C’est un jeu double, trouble, passionnant à développer.»

Réel et fantasmes

La pièce est hantée par ce désir d’enfant roi devenu satrape de vivre à tout prix contre les autres chez le comte Poznan. Maria Mettral apprécie l’écriture de Levin, tant «il se sert du réel, de ce que vivent et sont les gens. Ceci pour le pousser à l’extrême. Loin d’être de la caricature, il s’agit bien d’une forme d’étirement de l’humain aux limites.» Pour elle, tant les masques et «les faux corps théâtraux proches de pantins ou poupées amènent une distance grotesque bienvenue».

Vêtue d’un ensemble en sky rose proche de la soubrette pour fétichiste façon poupée sexuelle qui dit oui, Maria Mettral incarne une comédienne ambulante, Lolo. «C’est un personnage puzzle qui s’inscrit dans l’instant présent, une mariole. Je l’ai imaginée multiple. On peut la croire prostituée par nécessité, bien qu’il n’y ait nulle indication dans le texte en ce sens. D’où le désir de lui amener une vraie innocence. Mais est-elle aussi innocente que manipulatrice? Mystère. Au cœur d’une scène de baise visuellement triviale, il fallait la styliser, la dessiner dans l’espace». Elle est ainsi proche d’un automate de dessin animé.

Mémoire effacée

Dans le pas de deux entre la cacochyme mère juive qu’elle campe et son roué despote de fils, il y a «toute la subtilité de l’écriture de Levin opérant par glissements successifs. D’abord prête à donner sa vie au fils adoré, la vieille est subitement animée d’une réflexion de l’ordre de la survivance de chaque individu juste avant la mort.» Au plateau, sous le masque, parfois les larmes de l’actrice roulent. Pendant vingt ans, Maria Mettral a accompagné et soutenu comme proche aidante sa mère s’enfonçant dans la démence sénile et l’alzheimer. «Faire face à un effacement progressif du disque dur mémoriel chez un être aimé, est une épreuve déroutante, épuisante inconsciemment hostile. Tout ce que je faisais pour ma mère, elle ne pouvait plus le reconnaître. J’ai dû apprendre à l’accepter. Atteinte du Covid, ma mère est entrée en EMS. Ma mère n’a pas retrouvé ses neurones, mais un plaisir de vivre. Ce fut un soulagement», conclut cette comédienne intensément engagée dans ses rôles.

Tout le monde veut vivre. Théâtre Alchimic, Carouge. Jusqu’au 16 juin.
Rens.: www.alchimic.ch

 

Démons et merveilles du burlesque cru

Thanatos et Eros se conjuguent dans le même immense lit, socle de la scénographie pour Tout le monde veut vivre. La mort a son Ange. Implacable, elle visite le rabelaisien comte Pozna (ubuesque Dylan Ferreux), aristocrate égotiste, aussi tyrannique qu’enfantin et cruel. Le châtelain finira humilié, émasculé face à son Eros débridé, tout en rusant avec la grande faucheuse ailée. Sa quête désespérée d’un remplaçant pour son trépas croise d’abord la route d’handicapés et agonisants passés par un Martin Jaspar, très feu Guillaume Depardieu. Il compose un défilé de gueux digne du ballet May B signé Maguy Marin d’après Beckett.

Le couple chez Levin est torture réciproque et lent étouffement de l’autre. Camille Giacobino en Madame Pozna alterne le récalcitrant sacrifice de soi et la vengeance castatrice, en passant par des ondoiements façon sirène new burlesque. Les seconds rôles sont à la fête. L’Ivorien Fidèle Baha compose notamment un Stranglinet à tête de mort en culottes courtes. Ce préposé aux étranglements administratifs semble tout droit sorti de la franchise Hôtel Transylvania. Xavier Loira, lui, est tour à tour humain marionnettisé comme greffier de la Mort, serviteur queer SM tourmenté par son maître puis bouleversante voix de l’enfant marionnette cireur de chaussures mettant candidement le cap au pire.

Cosignée Jaspar et Ferreux, la mise en scène allie cohérence et stylisation dans un équilibre pertinent. Être dans l’archaïque de la relecture de classiques, d’Euripide (Alceste) à Sarah Kane et l’esprit BD Manga passe aussi par les masques, entre le vif et le zombie, de Freddy Porras et les costumes griffés Irène Schlatter. Tous deux retrouvent ici le meilleur du forain dramatique cher au Teatro Malandro d’Omar Porras. L’ensemble réanime le risible et le tragique, le grotesque et le monstrueux qui font la profondeur métaphysique de cette farce cynique en forme d’ode au théâtre.