Alvaro Uribe, trente ans de pouvoir sanguinaire

Interview • Exilé en France suite à des menaces de mort dans son pays, le criminologue, journaliste et scénariste de la web-série politique à succès «Matarife» (Le boucher), visible gratuitement en français, Daniel Mendoza Leal revient sur les arcanes du pouvoir colombien.

Daniel Mendoza Leal, infatigable opposant au régime colombien (JDr)

Pourriez-vous revenir sur votre trajectoire personnelle, qui vous a conduit de la Colombie à l’exil en France?

Daniel Mendoza Leal Avocat criminologue, spécialisé en droit pénal, j’ai suivi pendant de nombreuses années en tant que défenseur les principaux procès médiatico-politiques dans mon pays, en lien avec les secteurs les plus louches. Cela m’a conduit à écrire un roman, Le diable est dieu (2013) et des essais. En tant que journaliste, j’ai écrit pour El Tiempo, Las dos Orillas et Kienyke. Un jour, alors que le premier journal m’avait demandé de retirer un  article traitant des relations de corruption et de pédophilie au sein de l’élite colombienne, j’ai refusé et j’ai décidé de fonder un média indépendant, La Nueva Prensa, où j’ai pu dénoncer les liens entre Alvaro Uribe, ancien président de la Colombie de 2002 à 2010, avec la corruption, le paramilitarisme et le narcotrafic depuis au moins 30 ans. Au fil de plusieurs articles, j’ai pu documenter l’évidente structuration d’un pouvoir corporatif criminel au sein de l’Etat colombien de sa part. Celui-ci allait du trafic de cocaïne au massacre de toute forme d’opposition qu’elle soit syndicale, estudiantine, médiatique, avec aussi l’assassinat de leaders sociaux ou paysans, comme ceux qu’il a organisé durant les années 90 quand il était gouverneur d’Antoquia.

Avec La Nueva Prensa, nous avons aussi pu obtenir un film ou l’on voit l’avocat d’Alvaro Uribe suborner un témoin pour faire une fausse déclaration. Nous avons aussi pu montrer, avec l’aide d’un des plus grands journalistes d’investigation du pays, Gonzalo Guillen et sur la base d’enregistrements, la relation directe entre l’achat de votes par un cartel de la côte caribéenne et l’élection de l’actuel président, Ivan Duque, qui n’est que la marionnette de chiffon d’Alvaro Uribe, l’homme qui dirige réellement le pays. On voit ainsi, El Ñeñe Hernandez, un assassin et un des narcotrafiquants les plus craints du brutal cartel Marquitos Figueroa, acheter, avec la complicité d’une employée d’Uribe, des voix de représentants de l’Unité de travail législatif (UTB), groupe interdisciplinaire du Congrès. Par la suite, nous avons lancé la mini web-série Matarife, qui revient sur le parcours criminel d’Alvaro Uribe. Menacé par l’Officine de Envigado (du nom d’une ville du département d’Antioquia)  et par Les Aigles noirs (Las Aguilas negras), deux des groupes paramilitaires les plus cruels du pays, j’ai dû quitter la Colombie et me réfugier en France.

Alvaro Uribe serait le deus ex machina de la politique colombienne depuis 30 ans.Sur quoi se fonde son système?

Alvaro Uribe a initié sa vie au sein des mafieux du clan Ochoa, chef du cartel Medellin, du fait de certains liens de parenté. C’est un fait connu et il ne l’a jamais lui-même nié. A partir des années 90, le cartel débordait de cocaïne, mais rencontrait des problèmes logistiques pour envoyer sa production aux Etats-Unis. La bande criminelle décide alors d’assassiner Fernando Uribe senior, un homme de bien  et directeur de l’aviation  civile colombienne et de mettre à sa place Alvaro Uribe, âgé tout juste de 28 ans. Suite à ce changement, des licences aériennes sont attribuées à tous les avions de Pablo Escobar, le chef du cartel, lui offrant même une piste personnelle. L’exportation de drogue s’envole et les dollars pleuvent sur le cartel. Sans Alvaro Uribe, celui-ci n’aurait jamais autant prospérer, finissant par manipuler la société colombienne, en la remplissant de valeurs nocives et préjudiciables.

Dès le début, le parrain du clan Ochoa, don Fabio Ochoa, estimait qu’Uribe avait un «gabarit présidentiel», comme il l’a écrit dans un livre. Avec l’argent de la drogue, tout devenait possible pour celui qui avait étudié le droit. Elu gouverneur de la province d’Antioqua de 1994 à 1997, il va mettre en place ce qui deviendra l’appareil criminel de l’Etat le plus sanguinaire d’Amérique latine, à travers la montée en puissance des milices Convivir, des sicaires assimilables à des paramilitaires, en relation continue et d’osmose avec la force publique et l’Etat. Uribe élu président, l’Etat colombien deviendra un Etat paramilitaire et narcotrafiquant. Il a pu le faire grâce a l’appui de l’élite bourgeoise du pays, grande promotrice de tous ces massacres, composée de politiciens, banquiers, commerçants, grands propriétaires et nouveau riches nés du trafic de drogue des années 80. Sa montée en puissance n’aurait jamais pu exister sans l’appui de cette élite.

Des enquêtes ont été ouvertes contre Alvaro Uribe. Où en est-on?

Suite à nos révélations, une procédure judiciaire a été entamée pour subordination de témoins, où nous avons pu obtenir un maximum….de deux mois d’arrêt domiciliaire en 2020, alors que de nombreuses autres plaintes avaient été déposés contre lui. Cette ouverture d’une enquête de la part de la Cour suprême de justice a eu lieu en 2018, alors que l’ancien président cherchait depuis 2014 à discréditer le sénateur de gauche du Pôle démocratique Ivan Cepeda.

Quel est le rôle des Etats-Unis dans la carrière d’Alvaro Uribe?

Les Etats-Unis savent tout de tout le monde et encore plus sur la Colombie. Ils sont aussi complètement conscients de qui est Uribe et de ses connexions avec les massacres du paramilitarisme et de sa position de chef du trafic de drogue, par exemple concernant  sa responsabilité sur la route de la cocaïne jusqu’au cartel de  Sinaloa au Mexique, au point de l’avoir classifié comme narcotrafiquant numéro 82 aux Etats-Unis. L’ancien président Bush, qui connait parfaitement le passé, le présent et le futur d’Uribe, a cependant négocié avec lui son impunité en échange de la livraison aux Etats-Unis de ses amis paramilitaires trafiquants, incarcérés durant quelques années dans ce pays avant d’être amnistiés en Colombie avec l’introduction de la Loi  Justice et paix (2005). Pour les Etats-Unis, il est préférable d’avoir sous contrôle ceux qui contrôlent la drogue.

Ce négoce a aussi permis pour les deux pays de découvrir un autre commerce important, celui de la guerre contre les drogues. Dans ce business, on trouve les grands millionnaires étasuniens, maitres des grandes entreprises de  l’industrie de l’armement et liés au Parti républicain, qui ont pu bénéficier d’un enrichissement direct. Et induire des bénéfices souterrains pour les hautes classes nord-américaines. La cocaïne n’est pas seulement de la poudre que l’on se met dans les narines, mais aussi des devises, des dollars, qui profitent à la bourgeoise Big Mac des Etats-Unis. L’argent du trafic se dirige vers les grands complexes hôteliers, les sociétés d’investissements, les banques  ou la bourse de Wall Street, sans passer par le canal stabilisateur de l’Etat.

Etes-vous pour la légalisation de la cocaïne?

Avec une légalisation de la drogue, une répartition plus équitable des gains serait envisageable. Si la Colombie produisait la drogue, et les Etats-Unis achetaient cette production, cela générerait des devises saines pour les deux pays,  favorisant une répartition plus homogène des bénéfices. Cela permettrait aussi de s’occuper vraiment des personnes toxicodépendantes. Quand la cocaïne sort de Colombie, elle est pure, mais une fois qu’elle se trouve dans les rues de Chicago ou New York, les dealers la coupent avec des produits chimiques et des saletés, la transformant en drogue beaucoup plus létal et addictive. La Colombie n’a rien à voir avec ces transformations. Les Colombiens mettent sur la table le sang, les morts, la douleur et la tristesse, alors que les Etatsuniens, et spécialement les Républicains, se remplissent les poches de billets avec cette guerre infinie. La légalisation serait une solution qui nous permettrait de réduire les rivières de sang dans notre pays et aiderait les deux sociétés. Ce qui veut dire aussi que la guerre contre la drogue est finalement surtout une guerre contre la baisse du prix de la cocaïne. Si le prix baisse, cela porte préjudice aux gains des hautes sphères économiques.

Depuis plusieurs mois, la jeunesse colombienne, symbolisée par le groupe des Primeras Lineas, descend dans la rue contre le gouvernement d’Ivan Duque. Comment valorisez-vous le mouvement?

En Colombie, les jeunes n’ont pas la possibilité de rêver depuis des décennies. Seuls les enfants de riches le peuvent. La classe bourgeoise est sociopathe et regarde les autres jeunes comme des bactéries et la classe moyenne comme des fourmis laborieuses, qui n’ont pas le droit de vivre, d’étudier, de voyager ou de se divertir. Une jeunesse, qui ne peut rêver, fait figure de  mort-vivant, vivant sous terre. C’est cette unique demande de pouvoir rêver, qui prend la forme d’une lutte existentielle plus encore que politique, que revendique aujourd’hui cette jeunesse glorieuse et vaillante. Pour le faire, elle réclame un système équitable et de juste répartition, qui lui permette d’aller à un collège décent, de se nourrir, de se déplacer à l’université ou d’être soigné sans mourir dans la rue ou dans les couloirs des cliniques publiques.

La Colombie est un pays, où les villes sont complètement divisées en deux, entre riches et pauvres. Les premiers vivent dans des lieux dégradés, que l’on ne montre pas aux touristes européens, qui n’ont accès qu’à la Colombia bonita. C’est pourtant dans la «Colombie moche» que vit la majorité de la population. Face à la demande simple de la jeunesse, l’Etat, Alvaro Uribe et sa machine génocidaire ont répondu par la décapitation et la violence. Aux parents à la recherche de leur enfant, la police annonce qu’elle a retrouvé des mains ou des pieds arrachés dans les poubelles. Plus de 700 personnes ont disparu, sans que l’on sache avec précision le nombre exact. La seule certitude est que  ces disparus ne réapparaitront pas ou que l’on retrouvera en pièces ces jeunes de 15 à 25 ans. Alvaro Uribe continue en sous-main la politique de crimes qu’il mène depuis trente ans, l’introduisant en ville après l’avoir implantée dans l’espace rural et à la campagne.

L’actuel président Ivan Duque n’a-t-il pas fait des promesses après les manifestations?

Duque n’a rien fait. Il ne s’est même pas assis pour discuter avec jeunes. La première chose à respecter serait de garantir l’intégrité physique et la vie des ces étudiants, mais ce n’est pas la priorité de cet Etat, qui est un cartel mafieux du narcotrafic et du paramilitarisme et agit comme tel, sans aucune dignité de comportement d’une présidence normale. Cette machine cherchera à localiser et à en finir avec ce mouvement de jeunesse, comme cela s’est passé historiquement avec tous ceux quoi ont voulu négocier avec l’appareil organisé d’Etat ainsi qu’on l’a vu avec le massacre des militants de l’Union patriotique (UP), du Parti communiste colombien, du M-19 (Mouvement du 19 avril) ou de ces mêmes guérilleros des FARC, démobilisés et qui devaient être réinsérés selon les accords de paix conduits par l’ancien président Juan Manuel Santos en 2016 . Avec l’apparition du nouvel Etat colombien et de sa fabrique criminelle, Alvaro Uribe et Ivan Duque se moquent aussi de la Suisse, signataire et garante de ces accords, et lui crachent littéralement à la figure, alors que la guérilla avait mis toute sa confiance dans ces paraphes. Cela, le peuple suisse doit le savoir.

Le traité de paix n’impliquait-il pas aussi la mise au pas du paramilitarisme?

Rien ne change. Le paramilitarisme fonctionne de façon organique avec l’Etat colombien depuis plus de trente ans, avec une brève parenthèse durant la présidence de Juan Manuel Santos, conduisant à un désarmement partiel de ces forces. Mais aujourd’hui, celles-ci sont de retour dans l’appareil d’Etat et persistent de façon vorace et terriblement dévastatrice, assassinant guérilleros et leaders sociaux comme aux temps terribles du Bloc métro des forces d’autodéfense unies de Colombie (AUC) durant le  gouvernorat d’Uribe à Antioquia.

La presse et les médias jouent-ils un rôle de contre-pouvoir en Colombie. Quelle est leur influence?
Comme dans tout appareil organisé de pouvoir, ainsi qu’on a pu le voir du temps de l’Allemagne nazie ou du fascisme italien, les moyens de communication et la publicité politique sont essentiels et occupent tout l’espace. Les médias colombiens sont des laquais à la botte du pouvoir, complètement subordonnés. Il en va ainsi des journaux La Semana, El Tiempo ou la radio RCN, qui n’agissent pas comme un contre-pouvoir, mais s’agenouillent face à lui. Ils font partie de la structure criminelle qu’est l’Etat colombien et sont complices de tous ces massacres.

Dans d’autres pays d’Amérique latine, la gauche a pu prendre le pouvoir. Peut-on imaginer tels changements en Colombie et comment?

Pour y arriver, il faudrait que monde entier nous aide, d’autant plus quand il voit en direct un génocide sous ses yeux et les massacres commis par la police sur la jeunesse. Mais c’est difficile, car Alvaro Uribe peut parler dans le même temps avec le président ou le procureur et avec les cartels de la drogue ou du paramilitarisme. Il est le maitre de la lumière et de l’obscurité. Si on nous aide, la Colombie prendra l’autre chemin qu’elle désire ardemment. Son peuple est bon, sain. C’est un enfant rieur, innocent, sympathique et travailleur, mais il a  un père fou et dévastateur, qui le tue.

La Suisse a signé il y a quelques années un traité de livre commerce avec votre pays, très avantageux pour nos multinationales. Attendez-vous quelque chose de notre pays?

Il ne faut pas que le business ne soit que du business. J’en appelle à l’humanisme du peuple suisse pour qu’il se manifeste en notre faveur et freine tout traité de libre commerce tant que les droits humains ne sont pas respectés en Colombie afin d’obliger l’Etat colombien à cesser de tuer de manière impunie et si vile.  Des rapports de la Commission des droits humains des Nations Unies  ou de la Cour pénale internationale montrent les liens entre la force publique et le paramilitarisme ou entre Albaro Uribe et les crimes d’Etat. Des preuves existent sur les 6’400 cas de faux positifs avérés de jeunes déguisés en guérilleros et sommairement exécutés  par l’armée et présentés comme tués au combat en Colombie entre 2002 et 2008.  Le but étant de permettre à Uribe d’augmenter le chiffre et  de pouvoir dire qu’il était en train de gagner la guerre contre la guérilla marxiste.

Pour voir la série documentaire Matarife (Le boucher), www.youtube.com/watch?v=kMbF4fhNiRg