L’amitié, barrage à la précarité

CINÉMA • Histoire d’une amitié entre deux adolescentes de la communauté Innu au Nord-Est canadien, «Kuessipan» allie résilience et voyage incertain vers la reconnaissance par l’écriture. Rencontre avec la cinéaste québécoise Myriam Verreault.

Mikuan (de face, Sharon Fontaine-Ishpatao) et Shaniss (Yamie Grégoire). Une amitié au-delà des séparations et crises. L’écriture reliera leurs destins. Trigon Film.

Tourné Uashat mak ManiUtenam, une réserve indienne située dans la municipalité régionale de comté des Sept-Rivières au Québec, le film au titre signifiant «à toi» ou «à ton tour». Au cœur d’une réserve octroyée au peuple Innue par les autorités canadiennes, il fait entendre la langue innue dans des dialogues percutants où se mêle français, anglicismes, argot et expressions autochtones quotidiennes entre vécu et fantasmé face au réel.

Signé de la réalisatrice Myriam Verreault et librement inspiré d’un best-seller, l’opus frappe par la liberté d’expression laissée aux deux actrices principales incarnant les amies d’enfance Mikuan (Sharon Fontaine-Ishpatao) et Shaniss (Yamie Grégoire). Ceci en évitant de s’appesantir sur la violence des conditions de vie, la réalisation insuffle un sentiment de vérité que renforce la radiographie empathique d’une communauté déshéritée.

Dans le sillage épisodiquement de la cinéaste belge Chantal Akerman, il y a ce goût pour les vies sans histoires, contre l’ordinaire maussade et silencieux, révélant les beaux moments de sororité complice entre adolescentes, Myriam Verreault ne cessant jamais au fond, de montrer comment tant l’angoisse, l’espérance et l’écriture peuvent faire leur nid du plus familier des décors.

Le livre de l’écrivaine autochtone Naomi Fontaine, Kuessipan, ouvre sur un mille-feuilles fragmentaire de sensations alors que le film éponyme se révèle plus narratif.

Myriam Verreault: L’idée initiale est de co-écrire le scénario un film avec une artiste innue, Noémie Fontaine, un film narratif plus classique alors que sa communauté regarde essentiellement des productions américaines. Pour ma part, je fus inspirée par son livre et tentée par une forme plus fragmentaire.

D’un commun accord, l’écriture s’est dirigée vers un récit plus linéaire très inspiré de l’ouvrage, son atmosphère poétique touchante entre lucidité et naïveté. Il existe une dimension très romantique chez Naomi Fontaine et fort proche des émotions, vraie et authentique chez les Innu.es rencontré.es.

Quel est le dessein du film?
Sous une déclinaison proche des long-métrages étasuniens classiques, il y avait le défi de réaliser une forme préservant la sensorialité et l’esprit du livre. Plus je m’attachais aux autochtones rencontrés dans les réserves, plus l’envie de leur faire plaisir avec cette réalisation s’est accru. D’où le désir qu’il se l’approprie et le regarde avec autant de plaisir que leurs films habituels.

Parmi les Innus, existe une réelle anxiété collective liée a la survie en tant que peuple. Etant moins de vingt mille, ils ont développé un destin de résistance.

Naomi Fontaine écrit, «et pourtant, j’ai inventé. J’ai créé un monde faux». Dès l’entame du film, est posé un aveu de mensonge ou d’autofiction: «J’ai mis un voile blanc sur ce qui est sale».
L’aveu de mensonge et l’authenticité ne sont pas antinomiques. Il s’agit d’une fiction sur base documentaire. On croire que c’est un récit de vie de Naomi Fontaine. Or loin de là explique l’auteure. Ainsi plusieurs passages sont fantasmés ou elle s’est mise dans la peau d’une autre. Si Mikuan est une sorte d’alter ego de l’écrivaine, elle se révèle aussi différente de cette dernière.

Avec le pari en abordant la vie dans une communauté innue de ne pas verser dans le pathos. Néanmoins il est frappant de voir comment les tragédies frappent ce peuple. Et que le drame est omniprésent. Le film est empli d’éléments documentaires et de ranches de vie de personnes proches. Et pourtant, c’est une fiction.

Le film s’ouvre sur une séquence de pêche nocturne réunissant dans la joie les deux amies alors enfants.
C’est un épisode à l’esthétique documentaire mais qui est très écrit, scénarisé. Sur trois nuits, la caméra a suivi une pêche aux capelans, des poissons évoluant en bancs et venant s’échouer sur la grève. Par le montage, j’ai voulu donner l’impression d’un même espace-temps.

A mon sens, il était important de débuter par un tableau de bonheur pur. Cela reflète la nostalgie et la naïveté liées à l’enfance qui baignent si fort le récit de Naomi Fontaine, Kuessipan, un livre sur la fin de l’innocence. Qui va se retrouver progressivement brisée par le passage à l’âge adulte.

Le film s’essaye à retrouver les bonheurs et les douleurs des première fois. Quelle serait la part d’enfance restant derrière votre geste artistique et approche du réel?
Au fil des œuvres créées, j’ai continument été intéressée par l’enfance. Ainsi mon film À l’ouest de Pluton (2008), une fiction abordant des vies adolescentes au quotidien interprétés par des non-professionnels dans leur vie normale et plate sur vingt-quatre heures dans une banlieue de Québec.

Effectivement, la première fois m’intéresse, celle d’un baiser si commun entre une fille et un garçon se muant en événement. C’est cette impression de normalité qu’interroge avec bonheur la réalisatrice Chantal Akerman qui m’a profondément marquée.

Mais encore…
Pour Kuessipan, lorsque l’on s’intéresse aux enfants Innus, il est passionnant de voir à quel point un personnage comme Mikuan accédant à l’âge adulte se rend compte de sa condition d’autochtone dans une réserve. Cette découverte la marque profondément dans sa personnalité et toute sa vie.

A mes yeux, il est beau de voire ces enfants autochtones d’abord inconscients de cet héritage millénaire d’un peuple menacé d’extinction, qui doit être fort lourd à porter. Dans le film, les enfants sont comme à la vie, laissés très libres, devant apprendre les choses rapidement et étant confrontés de manière directe avec la mort. Ce que montrent plusieurs scènes du film. Mais comme le relève Naomi Fontaine dans son récit, Il n’y a pas de mot qui désigne «liberté» en innu. Il faut avoir connu l’enfermement pour se faire une idée de la liberté.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet