Questionner notre rapport au passé

Opinion • Déboulonner des statues ou boulonner des plaques, un choix compliqué.

Pas grand-monde, je pense, ne souhaiterait avoir une rue «Adolf Hitler» dans sa ville, ou une statue de Mussolini au parc du coin. Pourtant, l’importance de ces personnages sur l’histoire n’est clairement pas contestable, tant ils ont contribué à façonner le monde d’aujourd’hui. De cela, on peut considérer qu’une rue ou une statue constituent un hommage qu’on rendrait à une personne dont les actes sont estimés par la communauté.

Changement de valeurs

Les valeurs de cette communauté évoluent. La re-nomination de l’espace Agassiz en espace Tilo-Frey, en hommage à la première neuchâteloise élue en 1971 au parlement fédéral, en est un exemple. De fait, le glaciologue Louis Agassiz, référence scientifique toujours actuelle en biologie, a été «démis» de son piédestal en raison de ses théories nauséabondes quant à l’inégalité des races humaines par une société estimant qu’il ne saurait plus être question de valoriser une personnalité ouvertement raciste. Et ce même si l’hommage originel ne portait pas sur ces propos racistes… Au fur et à mesure que nos valeurs évoluent, nous légitimons ou délégitimons les figures historiques. On peut comprendre cette démarche.

Périls du manichéisme

Le problème vient peut-être d’une tendance moderne au manichéisme. Aux Etats-Unis, on supprime les statues de Robert Lee, général en chef des armées confédérées, parce que son «camp» soutenait l’esclavage. Par cette simplification, on passe sous silence ses positions anti-esclavagistes après la guerre. Georges Washington est aujourd’hui dans la tourmente en raison de ses pratiques a minima controversées concernant ses esclaves. Comme si l’on ne pouvait rendre hommage qu’à une personne dont tous les actes furent «justes» selon les critères de notre société. Cette simplification à outrance nie les complexités de l’être humain, ses contradictions, son évolution également, et conduit à une vision simpliste de l’histoire.

Il est légitime qu’un hommage soit questionné par la population qui le «rend». Cela peut même s’avérer source de débat intéressant. Nous pourrions ainsi questionner la statue de De Pury. Pourquoi lui avoir rendu hommage? Qu’est-ce que cela dit de notre société à l’époque? Pourquoi l’esclavagisme n’était-il pas vu comme un problème? En quoi nos valeurs actuelles nous permettent-elles de prétendre avoir «évolué»? Comment transformer cette statue non plus en hommage, mais en source de réflexion? Faut-il l’ôter? Lui ajouter une plaque? La modifier?

Mouvements populaires oubliés

Ces questions-là pourraient enrichir notre perception de l’histoire. Questionner notre rapport à notre passé et à nos valeurs. Surtout, elles permettraient de dépasser la simple attribution d’une étiquette «digne d’homme/non digne d’hommage».

Et peut-être pourrions-nous aussi, plutôt que de passer des morts au crible de nos valeurs modernes, nous demander au final si cette commémoration de prétendus «grands hommes» ne participe pas par ailleurs à l’invisibilisation des mouvements populaires auxquels il n’est que rarement rendu hommage. Là réside un biais qui mériterait lui aussi d’être questionné.