Laisser faire l’Aire

Livre • Quand la restauration d’une rivière donne une leçon de démocratie: Georges Descombes, lauréat 2021 du prix Meret Oppenheim, préconise de «laisser faire la rivière».

L'Aire canalisée avant renaturation en 2007 près de Lully.(Nicolas Ray)

Il y a plusieurs décennies Georges Descombes et Daniel Marco publiaient dans La Voix Ouvrière une proposition alternative de conservation-valorisation des terres agricoles de Plan-les-Ouates menacées par une modification du plan d’occupation des sols en vue de son urbanisation (zone industrielle). Celui-ci a depuis lors été adopté par les autorités qui suivaient avec bonne conscience les certitudes des bâtisseurs et des industriels.

Ere de la renaturation

Peu de monde entendait alors les mises en garde du Club de Rome sur les dangers de l’extension productiviste des activités humaines – y compris dans le domaine agricole – et de leurs effets sur l’environnement et les modes d’existence du vivant. Aujourd’hui qu’on a construit, restreint les terres agricoles et les espaces de végétation après les avoir mis en coupe réglée, on s’efforce de défaire et de promouvoir, avec parfois la même assurance, la croissance «verte» et le respect de l’environnement. L’encouragement au retour «à la nature», au «verdissement» est devenu un nouvel espace d’activité économique, d’expertise et d’administration.

Une rivière canalisée

Le cas de L’Aire, cette rivière qui, venue du Salève, entre sur le territoire genevois à la hauteur de Saint-Julien (Haute-Savoie) et se jette dans L’Arve un peu amont de la jonction avec le Rhône, est à cet égard exemplaire: avant-guerre, on l’a canalisée étroitement sur plusieurs kilomètres en l’enfermant dans des rives de béton, des enrochements rigides en un tracé rectiligne. Il s’agissait d’empêcher que les crues de la rivière n’envahissent les champs avoisinants. Puis il s’est agi de permettre que d’autres activités (industries, hangars, bureaux) puissent se développer. On fit un canal, cette fois souterrain, jusqu’à son embouchure. Enfin, pour éviter que les crues n’affectent des zones résidentielles implantées là de manière inconsidérée, on créa une galerie de dérivation en direction du Rhône. L’Aire devait être, en somme, contrôlable: «Le fleuve emportant tout, on dit qu’il est violent, Mais nul ne taxe de violence les rives qui l’enserrent», dit Brecht dans un poème des années 1930 (Über die Gewalt/Sur la violence).

Le géographe communard Elisée Reclus, dans son Histoire d’un ruisseau (1869) évoquait avec bonheur cette lutte, dont il chante et la violence et la fertilité, de la goutte d’eau qui suinte du rocher à l’embouchure du fleuve dans la mer. C’est à une réflexion de ce type qu’a été conduit l’architecte Georges Descombes quand la «restauration» de L’Aire lui fut confiée il y a vingt ans. Comment prendre en compte la réalité complexe, multiple de ce qu’est une rivière? Sa dialectique en somme. En outre faut-il lui faire mimer un retour à la nature qui «oublie» la manière dont l’activité humaine l’avait modifiée, canalisée et lui substituer un parcours gracieux propre à combler le goût des promeneurs pour le pittoresque? Le choix fut autre et l’ouvrage que vient de publier Descombes aux éditions Infolio, avec l’aide de l’Etat de Genève – après avoir été couronné du prix Meret Oppenheim 2021 –, témoigne de l’originalité de sa proposition.

Croire aux crues

Ce livre de près de 300 pages de format oblong s’ouvre sur 13 double-pages de photographies aériennes datées du 22 janvier 2014 au 18 mai 2016 qui se feuillettent comme on regarde un film retraçant l’évolution d’un phénomène en accéléré (germination d’un grain de blé ou croissance d’un haricot: ces films scientifiques qui firent l’admiration des spectateurs de cinéma dans les années 1920 et notamment des artistes d’avant-garde). On y voit, entre deux tracés rectilignes bordés l’un d’arbres, l’autre de champs, le creusement d’un espace étendu répondant à des formes régulières qui constituent progressivement un réseau de losanges parmi lesquels se met à serpenter et se diffuser un flux coloré qui trace son chemin. La prise de vue strictement à la verticale, les ombres portées de peupliers et des massifs d’arbustes, les véhicules de chantier ou les bâtisses donnent à ces photographies un caractère graphique, elles semblent rehaussées au lavis.

Au-delà de ses qualités plastiques, cette entrée en matière peut laisser perplexe: que voit-on, que doit-on voir, à quoi doit-on être attentif d’une date à l’autre? La documentation qui suit (dessins, plans, autres photographies) et les réflexions de l’auteur nous permettent petit à petit de comprendre à quoi on a assisté en quelque sorte et ce qu’il en fut d’une expérimentation où l’aléatoire se conjuguait avec des partis pris constructifs. Pour le dire autrement: tandis que le canal qui avait enserré la rivière entre ses rives de béton, lui infligeait un tracé rectiligne, la «domestiquait» (on parle, dans les plans anciens de «correction» de l’Aire), ici on lui a préparé une série de possibles qu’elle a actualisée (rendus compossibles pour employer la terminologie de Leibniz, c’est-à-dire compatibles avec le milieu) selon sa nature de cours d’eau, son volume d’eau, son énergie, les variations qui l’affectent selon les moments de l’année.

Cours d’eau en transformations

Le maître mot de Descombes, c’est l’auto-morphogénèse de la rivière que les aménagements qu’il a préconisés ont accélérée sans la contraindre. L’essentiel est de laisser un espace de variations se superposer aux décisions hypothétiques afin de «laisser faire» la rivière et qu’elle fasse son lit à son gré en jouant des aménagements. On aboutit ainsi non seulement à ce que la rivière trouve son rythme et prenne ses aises, mais à un jeu de destruction/construction– qu’avait bien décrit Reclus dans son livre– à l’encontre des principes de la conservation des sols, on a provoqué l’érosion, le ravinement, mais créé par là des dépôts de sédiments qui stimulent faune et flore. Le martin-pêcheur, le chevesnes, le faon, le castor réapparaissent.

Tout au long de ce livre, le concepteur s’interroge sur le cheminement qui a été le sien, les tours et détours, les méandres de sa réflexion, les stations auprès d’auteurs inspirants comme Gaston Bachelard, Gilles Deleuze, Isabelle Stenger, André Corboz, Philippe Descola et les prolongements qu’impose l’expérimentation dans ce laboratoire à ciel ouvert: la nécessité d’envisager non la seule rivière, mais le bassin versant, tout l’écosystème dont elle dépend et sur laquelle elle agit.

Bien qu’on ait ici affaire à une rivière n’assiste-t-on pas tout autant à une leçon de démocratie? Richard Sennett avait observé, il y a des années déjà, que les habitants d’ensembles de HLM dans leur usage quotidien des lieux ne respectaient pas les tracés préétablis, orthogonaux censés leur permettre de passer de la gare ou du centre commercial à leur domicile, pour créer les leurs, à travers terrains (encore) vagues ou pelouses ornementales. Les ingénieurs-géomètres conçoivent souvent a priori des cheminements qu’ils pensent rationnels voire fonctionnels et qui ne correspondent pas à l’expérience des lieux. L’aménagement de la ville, des zones piétonnes, des aires de jeux vise à une aseptisation de cette dialectique de la violence ou des contradictions qui est pourtant la vie même. n

G. Descombes. Superpositions. Laisser faire la rivière. Gollion, Infolio, 2021.