Préserver les sols bienfaiteurs

Pesticides • Directeur du Laboratoire de biodiversité du sol à l’Université de Neuchâtel, qui a montré avec son équipe que trois-quarts des miels produits à travers le monde contiennent des néonicotinoïdes, une famille de pesticides connue pour son rôle dans le déclin des abeilles, Edward Mitchell revient sur l’importance de préserver les sols face au recours aux molécules chimiques.

Le glyphosate continue à être utilisée dans la production agricole. (Piqsels)

Pourriez-vous nous rappeler brièvement l’importance des sols pour notre terre. Pourquoi faut-il les protéger?

Edward Mitchell Le sol a une importance fondamentale, puisque 92% de notre nourriture en provient. Dans l’histoire, de nombreuses civilisations, que cela soit la Rome antique ou les sociétés précolombiennes, ont périclité du fait d’un mésusage du sol, en déboisant des terrains en pente, conduisant à une érosion de la terre. A contrario, les Egyptiens ont pu bénéficier des sédiments annuels du Nil pour préserver la fertilité de leurs terres. Aujourd’hui, le défi pour l’humanité est de cultiver de façon durable. Outre l’érosion mécanique, que l’on constate lorsqu’on se promène à la campagne, où l’on voit, après la pluie des rigoles de ravinement dans les champs et de la terre sur les routes, il convient de réduire massivement l’érosion de la qualité biologique liée à l’utilisation de produits hautement toxiques. Dans les engrais, on retrouve de l’azote, un élément essentiel pour la production agricole, mais dont l’utilisation massive affecte la biodiversité et pollue les eaux de surface et l’eau potable, mais aussi du phosphore et du potassium, issus de mines, qui peuvent contenir des métaux lourds comme le cadmium. De plus, ces engrais minéraux, qui sont rares sur terre, finissent dans les égouts.

A l’arrivée, la purification des sols et des eaux coûtent très cher aux collectivités ou sont tout simplement impossibles. Il existe pourtant d’assez bonnes lois en Suisse pour protéger les sols, mais on ne les applique pas. Dans un monde idéal, la fertilisation des sols devrait se faire en utilisant des déchets végétaux ou organiques, exempts de métaux, et qui sont de parfaits nutriments pour le sol comme l’avaient compris les anciens. A la place de chasses d’eau, l’on devrait privilégier les toilettes sèches et revaloriser le compost produit. Il faut aussi relever que sur l’ensemble des sols labourés en Suisse pour produire de la nourriture, la moitié, comme pour la production de maïs, va pour le fourrage des bêtes. Et même ceci ne suffit pas car nous importons d’énormes quantités de fourrage, en bonne partie d’Amérique du Sud. Ceci induit une destruction de la forêt tropicale pour la production notamment de soja transgénique pour le bétail européen.

Hors ces engrais minéraux comme le phosphate, quels sont les produits phytosanitaires les plus dangereux?

L’agriculture conventionnelle repose sur un usage massif (>2000 tonnes/an) de pesticides (insecticides, fongicides, herbicides, etc.) pour lutter contre les ravageurs, les parasites et les mauvaises herbes. Environ 350 molécules sont homologuées en Suisse, en majorité des pesticides de synthèse, donc des molécules n’existant pas dans la nature. Tous ces produits sont problématiques de près ou de loin. Quand on interdit des pesticides de synthèse comme le glyphosate, le chlorothalonil ou certains néonicotinoïdes, ils sont remplacés par d’autres. Il existe aujourd’hui plus d’une dizaine de néonicotinoïdes et un tiers des insecticides vendus dans le monde appartient à cette classe. Il en va de même avec le chlorothalonil, un fongicide massivement utilisé jusqu’à peu pour la culture de la pomme de terre. Son utilisation est à présent interdite, mais d’autres produits sont déjà sur le marché. Si les dégâts de ces substances pour notre environnement, la santé des agriculteurs et des consommateurs sont documentés, le problème est le manque de transparence dans l’homologation de ces molécules. Les commissions en charge de l’autorisation de mise sur le marché comme l’Autorité européenne pour la sécurité alimentaire (EFSA) ou l’Office fédérale de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV) en Suisse sont influencés par l’industrie, juge et partie du processus, et ne montrent aucun esprit critique face aux rapports des grands groupes industriels chimiques. La science indépendante de l’industrie n’est souvent pas prise en compte dans leurs décisions.

Les paysans pourraient-ils faire autre chose que d’utiliser ces produits pour leurs cultures?

Avec le modèle actuel, les paysans sont en train de disparaître. Actuellement, on dénombre environ 50’000 exploitations en Suisse, alors que l’on en comptait le double il y a dix ans. On assiste à une véritable fuite en avant, où la profession doit s’endetter pour acquérir des domaines de plus en plus grands et construire des infrastructures pour survivre, du fait qu’elle est sous-payée pour son travail, sans compter les atteintes à la santé liées à l’utilisation des pesticides, qui restent un sujet tabou. En France, des tumeurs cérébrales et la maladie d’Alzheimer ont pu être reconnues comme maladies professionnelles, alors qu’en Suisse ces pathologies sont mal recensées et peu reconnues.

La politique agricole actuelle est catastrophique pour les paysans mais ils la défendent pourtant car les alternatives font peur. Ce modèle n’empêche en rien la disparition de la biodiversité et l’on doit tirer un constat d’échec de l’obligation de mise en jachère de certaines parcelles ou les mesures de compensation écologique. A l’arrivée, on se retrouve face à un sol, de l’eau et une population contaminés. Dans ce modèle, la privatisation des bénéfices se fait au profit des grandes entreprises de produits phytosanitaires chimiques, et les pertes sont à la charge de la collectivité en matière d’assainissement d’eau ou de protection de la santé publique et du bien commun.

L’agriculture écologiquement durable, tel que vous la défendez, peut-elle assurer un rendement suffisant en Suisse, comparable à l’agriculture conventionnelle?

Le FIBL. soit l’Institut de recherche sur l’agriculture écologique, compare depuis plus de 40 ans à Bâle-Campagne les rendements et la qualité des sols cultivés en agriculture bio ou conventionnelle. La conclusion est que des rendements moyens de la production bio sont inférieurs de 20% par rapport à l’agriculture conventionnelle en système de grandes cultures classiques du plateau Suisse, mais que cette dernière requérait 20% d’énergie en plus par unité de nourriture produite et ses sols sont moins résistants à l’érosion et ont une plus faible fertilité naturelle.

Ceci illustre l’importance de tenir compte non seulement de la production mais aussi d’autres facteurs. L’avenir durable de l’agriculture passe, à mon avis, par la polyculture qui est de plus en plus développée. On pourrait imaginer des fermes de productions intensives bios avec cultures en champ et en serres en lisière des villes, qui permettent de donner du travail à des jeunes, renforçant les circuits courts, bio, proches de la main-d’œuvre et des consommateurs. Même si la production de betteraves sucrières ou de pommes de terre peut s’avérer plus compliquée, elle implique des solutions innovantes qui ont fait leur preuve. Et est tout à fait possible et accessible pour la vigne. Si on ne le fait pas, c’est simplement par réticence.

Croyez-vous à la possibilité d’une agriculture complètement hors-sol comme certains futurologues l’envisagent?

C’est techniquement faisable et peu aussi être plus écolo que la production conventionnelle, mais je n’y crois pas: l’on ne pourra jamais se passer d’une production plein sol ou du moins une telle transition n’est pas nécessaire. La diversité gustative de notre nourriture, qui fait partie des plaisirs de la vie, est liée à un terroir ou à une géographie, qui fait qu’un pinot noir n’aura pas le même goût s’il est planté à Neuchâtel en Bourgogne ou en Valais. On peut bien sûr se passer de tout cela et vivre de gélules et plantes insipides ou au goût artificiel, mais ce n’est pas un monde dans lequel j’aimerais vivre; même si elle est possible, que vaut une vie sans amour ou sans musique?