Le peintre Edouard Morerod (1879-1919) reste injustement méconnu. Même dans son canton de Vaud, il a été un peu oublié. Deux expositions précédentes, à Pully puis dans sa ville natale d’Aigle, ont contribué à raviver l’intérêt pour cet artiste. Mais c’est sans doute la grande exposition actuelle, dans les locaux lumineux de la Fondation de l’Estrée, à Ropraz, près de Mézières, qui le fera plus largement apprécier par le public. Elle décline en effet toutes les facettes de son œuvre. Morerod s’est trouvé à la jonction de divers courants ou mouvements artistiques. D’abord l’orientalisme, dont le plus illustre représentant fut Eugène Delacroix. Ensuite l’hispanophilie, surtout apparue avec l’accession au trône impérial de l’Espagnole Eugénie de Montijo, épouse de Napoléon III, et par la nouvelle Carmen de Théophile Gautier, dont le compositeur Georges Bizet allait tirer son célèbre opéra. Mais Morerod ne fut nullement un épigone ni un suiveur. Son art reste profondément original.
Dans l’exposition, on verra quelques-unes de ses toiles helvétiques, qu’il peignit surtout pendant ses séjours à Leysin, où il tentait de guérir de sa tuberculose. Malgré un beau tableau intitulé Glaciers, ce n’est pas le meilleur de sa production. Morerod n’appréciait pas la Suisse ni ses habitants, qu’il jugeait ennuyeux et renfrognés…
Quant à ses toiles parisiennes, elles furent profondément influencées par son maître Théophile Steinlen, qu’il admirait beaucoup. Un temps précepteur en Russie du fils du prince Léonide Wiazemski, le peintre a ramené de jolies aquarelles représentant surtout des paysannes en costume traditionnel, qui semblent tout droit sorties d’un roman de Tolstoï. Mais le meilleur de son œuvre n’est pas là.
La fascination pour l’Andalousie
En 1904, Edouard Morerod découvrit l’Espagne, et surtout l’Andalousie, qui allait devenir sa patrie de cœur. C’est là que se révéla son immense talent artistique. Il éprouvait un attachement particulier pour les Gitans, qu’il considérait comme un peuple libre et à l’écart du monde moderne. Dans ses portraits de femmes, il traduit toute leur noblesse. Son modèle préféré, la Gitane Pastora Jimenez y Vargas, mourra à moins de vingt-cinq ans de tuberculose, le «mal du siècle», qui allait emporter Morerod trois mois plus tard. Dans cette partie de l’exposition, on admirera une succession de figures féminines, des jeunes filles, et de vieilles femmes au visage buriné traduisant la rudesse de leur vie. C’est une Espagne authentique que le peintre nous montre ici. Il se révèle aussi comme un grand coloriste. Mentionnons une toile extraordinaire, Flamenco, peinte à Séville, où il traduit le mouvement et le tourbillonnement de cette danse typiquement andalouse.
Un Maroc sans clichés
Edouard Morerod séjourna à deux reprises à Tanger, entre 1904 et 1911. Le Maroc qu’il a représenté n’est pas celui des odalisques lascives chères aux orientalistes sous le Second Empire! Il a peint des hommes et des femmes du peuple: Juifs marocains aux traits bibliques, femmes voilées et enveloppées de leur ample tissu blanc, ou Africaines issues du Sénégal et du Soudan au visage découvert, mendiants aveugles tendant la main. Son tableau le plus extraordinaire est sans doute Vendeuses de pain, où les femmes au marché ne sont éclairées que par leurs lanternes.
L’artiste, comme d’autres, fut profondément marqué par la grande tuerie de 1914-1918. Son tableau Femmes devant un jeune homme tué (1916) revêt un aspect christique. Il possède une puissance pathétique qui le rapproche de Goya et de l’Expressionnisme.
Edouard Morerod fit des séjours à Saint-Jean-de-Luz, dans le Pays basque français. Les petits tableaux très colorés qu’il en ramena constituent peut-être la production la plus sereine de cet artiste tourmenté. Non sans quelque analogie avec les toiles normandes de Boudin, ceux-ci montrent de petits personnages vus de dos, à côté de leurs tentes de plage, avec au fond le bleu intense de l’océan. On remarquera particulièrement les admirables jeux d’ombres et de lumière nés de son pinceau.
Peu avant sa mort, Edouard Morerod fit la connaissance à Paris de celle qu’il nommera la «Dame admirable», titre qu’il donnera d’ailleurs à plusieurs des portraits de cette femme élégante. C’est sur ces œuvres ultimes que s’achève notre parcours. Une exposition remarquable, à voir donc absolument!
«Edouard Morerod. Au cœur de l’humain. Peintures et dessins». Fondation de l’Estrée, Ropraz (VD), du mercredi au dimanche de 14h à 18h, jusqu’au 31 octobre.