Les glaciers des Alpes ont perdu 22 kilomètres cubes de glace en entre 2000 et 2014. Si les changements climatiques progressent au rythme actuel, ne demeureront que d’infimes vestiges des glaciers helvétiques d’ici un siècle voire quelques dizaines d’années, estiment des scientifiques.
Parcs thématiques en mutation
L’ethnologue de formation et photojournaliste Stéphanie Buret n’a pas son pareil pour se faire le regard sismographe avisé de mutations sociales, narrations identitaires échafaudées et résistances à ce qui nous dépasse. Ceci au fil d’images parfois nimbées de brume et d’une étrange douceur mélancolique jouant sur les échelles de représentation entre humain et environnement. Au fil de sa série, A la recherche du Paradis blanc presque perdu (2017), la quarantenaire genevoise révèle l’approche à la Montesquieu d’une globe-trotteuse pistant utopies, dictatures et place des femmes. Ainsi notamment en Russie Arctique aux côtés des nomades Nenets, en Corée sudiste et son utopie futuriste orwellienne et hyperconnectée de Songdo, au Manyamar et le «Disneyland fasciste» de Nay Pyi Taw, en Erythrée sous régime autoritaire en 2015, où elle applique un vernis art déco à une vulnérabilité quotidienne.
Aux sources du Rhône, sur les pentes salies, partagées entre rouille et suie d’un glacier désormais fantomatique, craquelé, asséché en bordure lacustre opalescente, les touristes en pèlerinage, un joggeur et une colonne d’alpinistes semblent sortir d’un livre pop-up. Voyez-les posés telles d’improbables silhouettes évoluant au cœur d’une possible maquette sous la sixième extinction de masse en cours, dite de l’Holocène. Comme de juste, l’image iconique recadrée fait la une du programme de la troisième édition de la biennale photographique genevoise No’Photo.
Pour un peu, l’on se croirait plongé dans l’univers du photographe historique étasunien Jeff Wall évoquant des moments de résonance étrange, mêlant références à l’histoire de l’art, stratégies conceptuelles subtiles et juxtapositions pour offrir une critique de la vie moderne. En entrevue, Stéphanie Buret reconnaît le parallèle tout en soulignant ne pas mettre, elle, en scène ses instantanés, ni les retoucher. «L’image est à l’aune de notre vie de fourmis insignifiantes face à l’immensité de la nature, Mais dans le même temps, nous la piétinons, martyrisons, surexploitons. On veut la dominer, l’asservir, la contempler et la visiter dans sa disparition même.» Le paradis terrestre? Une forme de disneylisation de la nature avec ses divertissements et musées faisant que les populations des montagnes sont en passe de devenir des réfugiés climatiques suisses de l’intérieur sous les coups de boutoir du réchauffement climatique et de l’urbanisation des paysages alpestres.
Du côté de chez Proust
Il s’agit d’une forme de memento mori à vertu touristique. En ce non-lieu alpestre, espace interchangeable où l’être humain reste anonyme, «chaque individu veut être l’un des derniers à contempler ce glacier qui se sera effacé d’ici une dizaine d’années.» «L’existence, écrit Marcel Proust, n’a guère d’intérêt que dans les journées où la poussière des réalités est mêlée de sable magique, où quelque vulgaire incident devient un ressort romanesque.» Proustienne dans l’âme, la photographe est persuadée que la réalité offre des spectacles qu’il faut interpréter et réinterpréter. Ainsi Stéphanie Buret s’attache aux bâches géotextiles toujours plus utilisées pour protéger les glaciers de la fonte durant les mois le plus chauds. Elles recouvrent presque entièrement la grotte glacière exploitée par une famille «essayant de contrer la fonte du glacier et partant de la grotte qui est leur unique source de revenus.»
Ces images portent le témoignage de notre désir de contenir la nature. «C’est vain, mais cela ralentit la fonte malgré tout. D’où simultanément une désillusion et un acharnement à vouloir maîtriser les éléments». Se déploie une autre vision de la montagne. On célèbre le retour de la symbiose communiante retrouvée avec la nature, la recherche d’une expérience utilisateur.trice immersive, sensible et classieuse depuis des géodes hôtelières de luxe promotionnées comme écologiques.
Etrangetés
L’ethnologue s’est intéressée à redécouvrir la Suisse comme s’il s’agissait d’un pays étranger. En témoigne la mise en abyme d’un couple originaire d’Inde au Titliss en habits folkloriques helvétiques offrant l’une des plus saisissante vue panoramique sur les Alpes suisses. Nous sommes dans un studio photo qui fonctionnait bien avant la pandémie qui l’a désertifié. D’où un côté Bollywood sur neige croqué par un cadrage penché avec l’humour de guingois cher au photographe britannique Martin Parr créant de la fiction à partir de la réalité.
Parmi les autres photographes de la sélection «Quand on ne pourra plus se regarder dans la glace», réalisée par le média Photoagora.ch et visible aussi sur vimeo, citons la Zurichoise Ester Vonplon. Flirtant avec l’iconographie religieuse de Saint Suaire, son Gletschfahrt, où elle photographie les bâches posées sur les glaciers suisses de 2013 à 2015, recèle l’acre atmosphère d’un requiem après les désastres d’un conflit. Dans une esthétique claire obscure, à mi-chemin entre les paysages industriels, pollués et minéraux traversés par Josef Koudelka et la technique de l’eau-forte, la photographe saisit les voilages de protection à l’instar de bandelettes d’une liquéfaction et momification de la nature qu’elle regarde comme une «mort lente». Comme un martyre sans fin.
No’Photo, Genève. Jusqu’au 10 octobre. Quand on ne pourra plus se regarder dans la glace. Visible sur: https://vimeo.com/593208203/e9dabe1e60. Site des photographes: stephanieburet.com; esthervonplon.net