Haïti: on connaît trop souvent ce pays des Caraïbes surtout pour ses malheurs. Tremblement de terre meurtrier, crise sociale et politique, quartiers contrôlés par des gangs, pauvreté… L’assassinat du président Jovenel Moïse a également révélé un Etat en ruines: parlement inexistant, premier ministre qui légalement ne l’était plus, cour suprême dysfonctionnelle à la suit du décès de son président sans qu’il ait été remplacé… On connaît moins l’histoire qui a conduit Haïti à ce sort tragique.
On dit parfois que Cuba deviendrait un nouveau Haïti si les USA parvenaient à y renverser le socialisme. Ceux qui utilisent cette image ne savent pas toujours à quel point elle est pertinente. L’histoire d’Haïti n’est pas celle d’un pays des Caraïbes qui aurait évolué par lui-même sans révolution socialiste, mais celle d’une révolution que l’Empire a réussi à briser. Deux empires en l’occurrence: les USA et la France. 1804: la révolution haïtienne aurait mérité d’être célèbre au même titre que la Révolution française ou la Révolution d’Octobre. Car il s’agit de la première révolution anti-esclavagiste victorieuse: les esclaves des plantations se révoltent contre leurs maîtres français, et instaurent la première république noire de l’histoire. Napoléon échoue à rétablir l’esclavage.
Si cette révolution n’est pas devenue le symbole qu’elle aurait mérité d’être, c’est parce que les empires ont tout fait pour l’empêcher de déployer ses potentialités. La France, sous Charles X, extorqua à la République haïtienne des sommes faramineuse à titre de «réparation» aux propriétaires d’esclaves dépossédés. Une «dette» odieuse, qu’Haïti ne finit de payer qu’en 1947, qui étouffa tout potentiel économique, et vida la république de sa substance.
Quant aux USA, pour la classe dirigeante esclavagiste des Etats du Sud, une république d’anciens esclaves était un exemple inadmissible, qui ferait oublier aux Noirs leur place «naturelle» en ce monde, celle d’esclaves. Les USA sont donc régulièrement intervenus en Haïti, bien après l’abolition de l’esclavage, et jusqu’à nos jours, plongeant volontairement ce pays dans sa triste situation actuelle. Les USA, ces grands héros de la «liberté» (des esclavagistes)…
Des penseurs romanciers
Le livre de Jean-Jacques Cadet, docteur en philosophie à l’Université Paris 8 et enseignant à l’Ecole Normale Supérieure à Haïti, publié récemment aux éditions Delga a le mérite de permettre de découvrir Haïti par un autre prisme: celui de sa pensée marxiste. Il s’agit de sa thèse de doctorat, remaniée en vue de la publication, non d’un ouvrage grand public. Un lecteur peu habitué à lire des monographies universitaires pourrait trouver l’ouvrage passablement aride et difficile à suivre. Mais qui fera l’effort de le lire ne le regrettera pas.
Jean-Jacques Cadet y suit six penseurs marxistes haïtiens, Etienne Charlier, Jacques Stephen, Alexis (Jacques La Colère), René Depestre (le seul à être toujours de ce monde), Gérard Pierre-Charles, Yves Montas (Jean Luc) et Michel Hector (Jean-Jacques Doubout); ainsi que de fait un septième auteur, Jacques Roumain, le premier marxiste en Haïti qui marqua profondément ses successeurs. Des penseurs dont les horizons intellectuels furent très variés, et dont plusieurs furent également de grands écrivains. On pourra lire avec intérêt leurs œuvres littéraires, plus faciles à se procurer en Suisse que leurs écrits proprement politiques.
Jean-Jacques Cadet se concentre sur la période de 1946 à 1986, particulièrement riche par sa production marxiste et l’action politique communiste. Il analyse cette production sous le prisme de plusieurs enjeux systématiques: la définition de la formation socio-économique haïtienne (envisagée comme semi-féodale et semi-coloniale), la théorie de la dépendance (s’il y a du capitalisme en Haïti, il s’agit d’un capitalisme hétéronome, subordonné à celui des centres impérialistes), leur intérêt pour la question de l’aliénation, et leurs débats avec d’autres traditions. Avec, en filigrane, un aperçu des luttes sociales et politiques en Haïti.
Thème controversé
Il convient de dire que l’auteur soutient une thèse contestable: il veut absolument montrer que le marxisme haïtien serait «hétérodoxe», par opposition à un marxisme «orthodoxe», dont il fait une caricature confinant au sophisme de l’homme de paille. Il semble en réalité que Jean-Jacques Cadet ne connaît pas bien ce marxisme «orthodoxe» : il met d’ailleurs dans le même sac le marxisme de la IIe internationale socialiste et le marxisme-léninisme. S’ils furent des auteurs originaux et intéressants, les marxistes haïtiens ne furent pas «hétérodoxes », ou alors ni plus ni moins que les marxistes soviétiques. Sauf René Depestre, mais il finit par rompre avec le mouvement communiste…
Malgré ce biais, le livre de Jean-Jacques Cadet vaut la peine d’être lu, et permet de découvrir un pays par trop méconnu.
Jean-Jacques Cadet, Le marxisme haïtien, Marxisme et anticolonialisme en Haïti (1946-1986), Editions Delga, Paris, 2020, paru dans Encre rouge.