La victime avec le masque de la nuit

Théâtre • Christiane Jatahy s’inspire librement de l’ambigu thriller dramatique «Dogville» de Lars von Trier, en passant quasi sous silence qu’il s’agit d’une tragédie de la vengeance. Où la victime se mue en implacable «justicière» d’elle-même.

"Entre chien et loup". Une fête éphémère dans un univers bientôt concentrationnaire et tragique. (Magali Dougados)

Le film « Dogville » raconte comment Grace (Nicole Kidman) devient peu à peu l’esclave d’un village des Rocheuses, qui l’a protégée et accueillie alors qu’elle était en fuite – avant de se venger atrocement. Loin de tout réalisme, il se joue sur un plateau de théâtre dépouillé, où de simples lignes blanches tracées au sol délimitent l’espace du hameau et de ses habitations.

Signée Christiane Jatahy, la pièce Entre chien et loup qui reproduit, déconstruit voire contredit le film, se cristallise sur une communauté d’interprètes amatrice du film du Danois. Ce collectif bobo vegan, dont le fruit fétiche est la pomme – Christiane Jatahy partage avec Lars von Trier une ironie pressée à froid en déclinant sur scène le fruit à tous ses jus alcoolisés – est apparemment humaniste et inégalement volontariste dans son accueil d’une exilée, Graça (fébrile Julia Bernat).

Ceci sous la houlette de leur leader, Tom (excellent Matthieu Sampeur), écrivain raté féru de redressement moral. Au public, il parle du film Dogville à expérimenter, éprouver, revivre. Pour en changer le cours funeste, forer l’âme humaine et faire de la scène un laboratoire brechtien de changement social. Certains de ses collègues veulent évoluer, d’autres s’ancrent dans l’entre-soi mesquin. Sans surprise, c’est le cap au pire qui se réitère.

Œuvre politique

Venue du public, Graça est une jeune femme fuyant un Brésil fascisant et ses milices jamais nommés. La metteure en scène brésilienne a vécu l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro, actuellement confronté dans la rue à une contestation populaire face à sa gestion désastreuse de la pandémie (600’000 morts) et la crise économique. Son règne est marqué par le retour d’un mouvement politique, l’action intégraliste brésilienne, un parti fasciste des années trente fort admiratif envers Mussolini et Hitler.

Alors que von Trier critiquait notamment l’Amérique des années trente en crise, où l’indifférence face à la détresse d’autrui règne en maîtresse, la femme de théâtre reconduit ce geste dans le contexte de l’accueil d’une jeune femme tournant le dos aux exactions de son pays. Mais le doute s’installe quand au gré d’une scène festive, la communauté apprend par une publication sur les réseaux sociaux, la possible implication de Graça dans un crime au pays natal.

Tom a beau dénoncer une vraisemblable fake news, le ver est dans le fruit. Et des femmes de la communauté, évidemment frustrées comme souvent chez le cinéaste, de se déchaîner contre l’infortunée troublant tout dans son sillage comme l’étranger pour Théorème de Pasolini, avec les paroles en sus. Ceci nous vaut une scène d’anthologie où Vera  – impressionnante Elodie Bordas – accuse Graça d’avoir séduit son époux alors même que ce dernier a violé l’exilée tout en maltraitant son propre enfant.

Part inavouable

Encombrée de tables et meubles, la mise en scène fait appel à trois niveaux de filmage, du direct au différé montés et projetés live. Ce dispositif reconduit l’idée de Dogville de dévoiler la production cinématographique dans nombre de ses aspects structuraux et ici dramaturgiques.

Mais aussi de fouiller les recoins les plus secrets et inavouables du drame vécu par ses interprètes. Notamment leur façon de s’immerger dans l’intériorité des personnages, à la manière du patriarche sous les traits de l’émouvant Philippe Duclos. Son jeu fait écho à celui d’Al Pacino, où «traversant une situation des affects vont surgir, à l’état naturel», comme le comédien de 74 ans le confie à France Culture.

Loin du film?

Dogville refigure une Amérique stylisée et expressionniste des laissés-pour- compte d’une mine renforcée par des arrière-plans dessinés à la craie comme issus d’une maquette mettant en lumière les artifices théâtraux. Si la réalisation fut saluée en 2003 pour son audace formelle, son contenu miné par la mythomanie, le cynisme, la misogynie et le sadisme du cinéaste se trouva, lui, fort disputé.

Si les excès avec lesquels frustrations, jalousies, mesquineries et passions colorant le langage de la vie y sont cruellement et mélodramatiquement dépeints, les vingt dernières minutes voient se déchaîner une violence digne d’un massacre à la Oradour. Sous le signe de l’inattendu et du non-dit, la femme en fuite se révèle l’instigatrice de la «purification» s’abattant sur le collectif désarmé. Elle se traduit par la froide exécution de femmes, vieillards, enfants et handicapés qui la composent. Le chien en sera l’unique survivant. D’où le titre.

L’abject massacre de Dogville, Entre chien et loup le suggère. Sans le montrer. Ainsi par la voix chorale des interprètes mise au discours indirect, le film est résumé par le «Tue-les» adressé par Grace à son père maffieux. Trop peu pour inciter le spectateur à l’introspection sur un film roublard et manipulateur, concentrationnaire et malfaisant interrogé et mis en abyme par le théâtre? Que les idéaux humanistes de Tom peuvent se réduire à son propre égoïsme est bien la réalité finale dénoncée par Graça. La nôtre?

Une fin problématique

Dans le long-métrage, le dénouement provocateur et apocalyptique est accompli par les gangsters et hommes de main d’un parrain (James Caan), qui n’est autre que le père de l’infortunée. Sans guère d’hésitation, Grace se mue en justicière mythologique et déité vengeresse. Elle exécute d’une balle dans la nuque, Tom, narrateur de l’histoire qui l’a trahie dans une quasi-réplique d’une scène de La Liste de Schindler de Spielberg suscitant réflexions et polémiques autour de la représentation de l’Holocauste dans la fiction. La dimension possiblement «fascisante» de Dogville fut indirectement soulignée en 2011 par le pire tueur de masse de l’histoire européenne récente, Anders Behring Breivik.

Le Norvégien en fit «le script» de son attentat sur l’île d’Utoya le 22 juillet 2011. Qui vit ce criminel d’extrême-droite exécuter méthodiquement et froidement 69 innocents après avoir perpétré un attentat ayant fait huit morts à Oslo. Cela au grand dam et à «l’horreur» d’un cinéaste qui déclara toutefois, dans la provocation (?) de trop, sa «compassion» pour Hitler lors de la conférence de presse de son film Melancholia au Festival de Cannes, le 18 mai 2011. Soit deux mois avant la tuerie d’Utoya.

Entre chien et loup. Comédie de Genève. Jusqu’au 13 octobre. Rens.: comedie.ch