Le «Saint Peuple» et son serviteur

analyse • Il existe deux populismes, radicalement antagonique: celui qui va au peuple, celui qui convoque le peuple. (Par Pascal Holenweg,Paru sur www.causetoujours.blog.tdg.ch, adapté par la rédaction)

Donald Trump s’adressait au «peuple» des «petits blancs». (Gage Skidmore)

«Les populismes s’inscrivent dans la perspective d’une régénération démocratique», plaide Pierre Rosanvallon, mais dans le «populisme» d’un Orban, d’un Trump ou d’une Le Pen, cette «régénération» ne s’appuie sur aucune conception du monde: le populisme russe était rousseauiste, celui des droites réactionnaires n’est qu’un calcul, un investissement -plus que de «populisme», il s’agit de démagogie. Nous voilà donc déjà avec deux populismes, radicalement antagoniques: celui qui va au peuple, celui qui convoque le peuple.
«L’alternative est simple: soit on va vers le peuple, soit le peuple ira vers le populisme», résume Christophe Guilluy.

Mais c’est quoi, ce «populisme» vers quoi le peuple irait si on ne va pas vers lui comme les «populistes» originels russes et révolutionnaires, les «narodniki» (le «Narod», en russe, étant à la fois le peuple et la nation). Pour le dictionnaire anglais de l’Université du Cambrige, le populisme, c’est l’ensemble des «idées et activités politiques dont le but est de gagner le soutien du peuple en lui donnant ce qu’il veut» (ou du moins en le lui promettant?)… ce qui ne fait que repousser notre interrogation sur la définition du «populisme» à une interrogation sur celle du «Peuple»… est-ce tout le monde? les Monarques, en tout cas, s’en excluent eux-mêmes, explicitement. Est-ce alors «tout le monde sauf ceux qui sont au pouvoir»? Mais dans les démocraties représentatives, ceux (et désormais celles) qui sont au pouvoir affirment précisément l’être par la volonté du peuple… Alors, le peuple est-il le corps électoral, les citoyens et les citoyennes conscients et conscientes, actifs et active? A moins qu’on le confonde avec la nation, ou avec les contribuables, ou avec les consommateurs…

La figure du prolétariat

Pour tous les populismes, en tout cas, le pouvoir doit revenir au peuple, quelque définition que l’on donne du peuple… mais de quel pouvoir parle-t-on? les dirigeants des plus grandes entreprises mondiales font-ils partie du peuple? Continuons le processus d’exclusion: les premiers et seconds Etats de l’Ancien Régime français n’étaient pas considérés (et ne se considéraient pas eux-mêmes) comme faisant partie du peuple -mais le curé de campagne aussi pauvre que ses ouailles, n’en fait-il pourtant pas partie, du peuple, lors même qu’il fait aussi partie du clergé? et le nobliau provincial ruiné? Le peuple, ce n’est donc, si on restait là, que l’ensemble (certes considérable) de celles et ceux qui ne sont ni au pouvoir, ni aristocrates, ni prêtres, ni dirigeants d’une grande entreprise… mais alors, le peuple, ne serait-ce pas ce qu’on n’ose plus appeler le prolétariat?

et nous voilà avec un peuple composé de l’ensemble (considérable) de celles et ceux qui ne possèdent (pour la vendre ou la louer) que leur force de travail? la classe ouvrière, les petits employés, les petits commerçants et artisans qui n’ont que l’illusion de posséder leur commerce ou leur atelier (gagés pour obtenir un prêt bancaire)… y ajoute-t-on le sous-prolétariat? les détenus après condamnation? Les femmes faisaient-elles partie du peuple suisse avant 1971? Elles ne faisaient en tout cas pas partie du «peuple souverain»… Et les catholiques, faisaient-ils partie du peuple genevois avant 1798? La constitution de la République instaurait bien le suffrage universel (masculin), mais en excluait les catholiques… Et les enfants, les adolescents, les immigrants, aujourd’hui, font-ils et elles partie du «peuple»?

Comme le populisme n’est pas un corpus politique cohérent (il y a un monde entre celui des Narodniki et celui d’un Louis-Napoléon Bonaparte, d’un Bolsonaro ou d’un Trump), le peuple n’est pas une réalité cohérente, mais un concept, un discours, qu’on adapte en

fonction d’autre chose qu’un critère de description de la réalité: en fonction d’une stratégie politique. Le peuple américain auquel s’adresse Trump est exclusif à la fois des immigrants, des premiers occupants de l’Amérique et, consciemment ou non, des «noirs», des femmes, des intellectuels: c’est le «peuple» des «petits blancs». Ainsi le peuple peut-il être un tout, se confondant «à la russe» avec la nation, un presque tout (le fameux 99%), ou une partie de la population, qu’on définira comme on l’entend, c’est-à-dire comme il est politiquement utile qu’on le définisse. Il peut être une «majorité silencieuse» à la place de qui on s’autorise à parler puisqu’on est assuré qu’elle ne démentira pas ce qu’on lui fait dire, ou une force dangereuse, ou un mythe mobilisateur.

Le populisme contemporain diffère ainsi à la fois du populisme russe du XIXe siècle et du populisme européen du début du XXe siècle, qui en appelait à un régime au moins autoritaire, voire dictatorial, refusait la démocratie et d’où sourdront le fascisme et le nazisme. Nos populistes de droite se proclament démocrates, plus démocrates encore que leurs adversaires (de droite ou de gauche), qu’ils réduisent à une caste, un «système» que d’ailleurs les populistes de droite ne veulent pas renverser, mais s’approprier, comme un Orban en Hongrie, un Trump aux USA ou avant eux un Berlusconi en Italie. Les populistes de gauche (Podemos en Espagne, les Insoumis en France) ne disent d’ailleurs pas autre chose, du moins tant qu’ils n’arrivent pas au pouvoir comme Syriza en Grèce.

Et c’est ainsi que le populisme, quand il n’est pas celui de révolutionnaires défaits (les narodniki…), se dissout dans la prise, l’exercice et la captation bonapartiste du pouvoir. C’est alors que vient «une nuit qui ne sait rien de l’aurore» (Anna Akhmatova)