Théâtre en récits de corps

Théâtre • Comment les corps s’articulent-ils aux pensées et aux mots? De quelles manières traduire émotions et non-dits à l’ère des séries tv et réseaux sociaux? Deux pièces à l’affiche en Suisse romande y répondent de manière contrastée. (Par Christophe Pequiot)

Jeanne se livre sous toutes les coutures et met en lumière le cyberharcèlement et les diktats des réseaux sociaux sur ce que devrait être le corps idéal. (Matthieu Bareyr)

Signé de la dramaturge et metteuse en scène originaire d’Orléans, Marion Siéfert, _jeanne_dark_ est d’abord le pseudo Instagram que s’est choisi Jeanne, adolescente de 16 ans issue d’une famille catholique. Vivant quasi recluse au cœur malade d’une banlieue pavillonnaire orléanaise, elle subit un bashing ou harcèlement sexué en règle de ses camarades de lycée sur sa virginité et en substance «sa chatte tombeau».

Rythmes

Sanctuarisée dans sa chambre parloir blanche linceul, elle fait le récit de soi. Il est anatomique, psychique, dansé, new burlesque. Et diffusé en live sur Instagram par cette actrice et cinéaste de son propre film. Comme dans toute l’œuvre de Beckett, la parole est ici aussi cruciale, vitale que tragique. Au «Je suis obligé de parler. Je ne me tairais jamais. Jamais» de L’Innommable signé de l’écrivain irlandais, répond la logorrhée de Jeanne. Son soliloque est aussi rythmé que du slam. «Du rap et de la poésie, je retiens cette recherche de l’image singulière, comment les mots viennent soudain préciser une impression, une réalité, en la caractérisant par une image inédite», confie Marion Siéfert en entrevue.

Ensuite, la comédienne Helena de Laurens se métamorphose en incantatrice sorcière à la manière de l’artiste d’avant-garde américaine Diamanda Galás, après être passée par la danse filmée avec son smartphone. La séquence chorégraphiée est inspirée du court-métrage signé Anne-Marie Miéville, Le Livre de Marie. Ou l’histoire de Marie s’enfermant dans son mystère de petite fille, dans son livre ou sa musique, pour refuser d’être marquée par ce qu’elle traverse. L’imaginaire est ainsi le seul moyen d’échapper à la tragédie en la mettant en scène. Un constat que reconduit la pièce.

Immergée dans cet espace immaculé et subtilement drapé, Jeanne se saisit de son smartphone monté sur perche comme d’un miroir. Ou plutôt une extension d’elle-même. Pour alterner mise en avant de soi et tentation de disparaître autant par les mots que sous eux. D’où la scénographie de suaire imaginée par Nadia Lauro, artiste visuelle pour laquelle l’espace scénique s’identifie à «une paire de lunettes qui donne une nouvelle orientation au regard».

Comme dans un retable sacré, l’immense volet central grand angulaire est bordé de deux tableaux vidéo retransmettant en live le visage déformé et grotesque de la performeuse dans ses confessions sur son milieu familial catholique. Elle aborde les agressions sonores des cris de sa mère exerçant sur elle un contrôle parental totalitaire. Il s’avère digne des «autoritarismes numériques» dénoncés par la journaliste philip pine Maria Ressa, récent Prix Nobel de la Paix et cible du pouvoir, notamment sur les réseaux sociaux, dans un pays où les assassinats de journalistes sont monnaie courante.

Cap au pire?

Au cœur de La Poésie de l’échec, il y a le souvenir de cette phrase du dramaturge Samuel Beckett que le tennisman suisse Stanislas Wawrinka a fait tatouer en anglais en 2013 sur son bras de service comme message d’espoir, de persévérance et de résilience: «Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Echoue encore. Mais échoue un peu moins.» (Cap au pire).

La non-réussite ouvre des perspectives poétiques, psychiques et physiques insoupçonnées au fil de cette pièce écrite au plateau et montée à quatre mains par Marjolaine Minot et Günther Baldauf. Les corps des interprètes se métamorphosent en pâte toonesque. Ils alternent fixités dans l’image, mouvements en avance rapide et retour en arrière. L’ensemble se plie et se déplie sur fond de bulles d’inconscient et de paysages sonores rehaussés live par un beatboxer. Celui-ci use d’une technique vocale impliquant l’appareil vocal pour imiter des instruments de musique, des bruitages ou des sons électroniques.

Variations de présences

On retrouve dans le jeu des interprètes le souvenir du burlesque muet mélancolique cher à Buster Keaton. Ce passage fluide d’une posture à une autre, l’une glissant littéralement dans l’autre, changeant la qualité de la présence et de l’apparition. Le visible du malaise remonte dans ses bulles de ritournelle gestuelle témoignant de ce qu’on ne peut habituellement dire tout haut, alors que l’on a envie de crier son mal-être. Un soir, bien que tout semble comme d’habitude, chaque protagoniste – mère tendue et intranquille, fille acceptant tout et empêchée, fils obligé à une destinée d’avocat abhorrée – a quelque chose d’important à dire, demander ou avouer. La vérité de l’un.e bousculera la vérité de l’autre et tout va remonter à la surface.

Le beatboxer anime ainsi un jeu voulu révélateur, Questions pour un raté. Avec humour et sagacité, l’animateur pose tout le cadre des névroses familiales comme le psy épisodiquement explicite offrant des révélations minute dans la série culte d’Arte, En thérapie. Mais nommer les malaises, les comportements dysfonctionnels, les blocages suffit-il à les dépasser? On peut en douter tant ce processus est souvent l’affaire d’une vie entière.

_jeanne_dark_ Théâtre de Vidy. Du 26 au 30 octobre. La Poésie de l’échec. Théâtre Alchimic. Jusqu’au 24 octobre.