Et si nous avions opté pour l’état stationnaire…

La chronique de Jean-Marie Meilland • Le XXe siècle en tout cas n’a pas su harmoniser le progrès social avec un fonctionnement de l’économie respectueux et des vrais besoins humains et de l’environnement.

Il y a longtemps j’avais évoqué dans une chronique l’état stationnaire dont parlait John Stuart Mill qui espérait au milieu du XIXe siècle qu’il soit mis un frein à la croissance économique dès qu’un niveau de bien-être satisfaisant aurait été atteint par la société. Le grand philosophe anglais était assurément bien optimiste en comptant sur un ralentissement volontaire de l’activité économique en fonction d’une certaine conception du bonheur humain. Le XXe siècle en tout cas n’a pas su harmoniser le progrès social avec un fonctionnement de l’économie respectueux et des vrais besoins humains et de l’environnement.

Il peut être intéressant de s’arrêter pour imaginer ce qu’auraient pu devenir des sociétés qui vers 1960 (1) auraient adopté l’état stationnaire, renonçant à la croissance à tout prix pour jouir des avantages de la modernité sans en subir les inconvénients. Nous parlerons des pays du Nord, puisqu’à l’époque comme aujourd’hui, de vastes régions du monde n’avaient aucun état stationnaire à choisir puisqu’elles n’avaient pas encore connu de vrai processus de croissance. On peut aussi d’emblée gommer toute idéalisation excessive, car si l’on avait décrété l’état stationnaire en 1960, on se serait certainement déjà trouvé face à nombre de problèmes environnementaux du fait du recours aux énergies fossiles et à de multiples pro- duits chimiques. Mais l’entrée dans l’état stationnaire aurait permis de stopper la croissance de la production et de la consommation de nombre de marchandises inutiles.

A quoi donc pourraient ressembler nos sociétés du Nord soixante ans après l’adoption de l’état stationnaire (2)? On pourrait y trouver un système éducatif efficace, avec de bonnes écoles primaires et secondaires, des écoles professionnelles n’oubliant pas de délivrer une formation générale. On pourrait y voir des universités et des centres de recherches s’occupant certes de sciences exactes et de techniques, mais avec un plus grand souci de recherche fondamentale désintéressée sans débouchés industriels, de philosophie et de sciences humaines. On aurait aussi veillé à maintenir une agriculture productive, procurant une nourriture saine et abondante, qui aurait sans doute connu une réorientation écologique plus rapide, alors que les pays du Sud auraient beaucoup progressé. Le secteur énergétique aurait gardé un bon niveau, pour assurer sans gaspillage la lumière, le chauffage et le fonctionnement d’un grand nombre de machines; on aurait pourtant cessé d’user d’elles pour remplacer les humains en vue de la seule rentabilité, et on les aurait fabriquées essentiellement pour effectuer les tâches les plus pénibles. On aurait peut-être vite abandonné le secteur nucléaire dont on aurait réalisé les risques. On disposerait de téléphones fixes, de radios et de téléviseurs, ces derniers diffusant peut-être moins longtemps. On utiliserait des ordinateurs pour certaines tâches compliquées et l’on aurait peut-être inventé le micro-ordinateur et Internet, qu’on utiliserait de manière sobre pour s’informer et s’instruire. On respirerait mieux sans téléphone portable ni réseaux sociaux ni commerce électronique. On aurait construit des réseaux de chemins de fer denses desservant bien les régions périphériques, et libérés du désir d’aller toujours plus vite, on se passerait des trains à grande vitesse. Des avions voleraient, mais de manière limitée, et seraient réservés à des déplacements d’une certaine importance. Dans le secteur automobile, on aurait clairement choisi les transports en commun au détriment des voitures individuelles qui serviraient surtout dans l’exercice de certaines professions. Le système de santé serait performant, avec non seulement de nombreux hôpitaux régionaux, mais encore des permanences dans les quartiers, avec un accent mis sur la prévention. La médecine serait sans doute moins technique (il n’est pas sûr qu’on connaîtrait le laser et le scanner), mais elle serait plus humaine et plus ouverte aux thérapies naturelles. On aurait eu à cœur de mieux contrôler l’accroissement démographique. Avec une moindre consommation et des activités plus localisées, on aurait freiné la croissance des supermarchés. On aurait aussi établi un meilleur équilibre entre l’artisanat et l’industrie, au lieu qu’une grande partie de la production passe au niveau industriel.

Avec d’autres préférences, tout ce qui a été ici imaginé aurait bien sûr pu donner d’autres évolutions, on aurait pu par exemple investir davantage dans la santé en renonçant à l’aviation. De toute manière, les modes de vie résultant de l’état stationnaire n’auraient rien de décourageant: les humains peuvent bien vivre sans autoroutes ni jeux vidéo!

La grande question est évidemment celle de savoir qui aurait pu prendre la décision de stopper la croissance. On voit mal, soit les industriels, soit les scientifiques, techniciens et ingénieurs, décider de scier la branche sur laquelle ils étaient assis. On voit mal aussi les travailleur.ses de 1960 choisir de rompre avec une organisation économique qui leur procurait leur salaire et qui ensuite leur apportait un début d’accès à la consommation (leurs organisations étaient à l’époque productivistes). Aurait-il donc fallu compter sur une élite éclairée, comme les clergés des sociétés traditionnelles? Il est certain qu’à l’époque c’est surtout dans des milieux spiriritualistes que les excès du développement économique et technique étaient dénoncés. Nous n’allons pourtant pas nous engager sur ces chemins clairement conservateurs.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que le choix de l’état stationnaire est impensable dans le capitalisme fondé sur la liberté absolue d’entreprendre d’individus la plupart du temps mus par la soif de profit. Rien ne peut être banni ou arrêté dans un tel système et on le constate actuellement où même de graves menaces sur la viabilité sur terre n’entraînent aucune remise en question sérieuse. Seule une forme de socialisme peut amener l’apaisement des activités en vue d’une existence matérielle satisfaisante pour toutes et tous. Car le socialisme, contrairement au capitalisme, envisage l’intérêt à long terme de l’ensemble de la société, qui implique celui de la nature. De plus, et contrairement aux sociétés traditionnelles où les valeurs sont imposées par des élites, le socialisme vise des pratiques démocratiques. Non qu’un recours continuel à la démocratie directe soit pour l’instant possible, mais on peut mettre en œuvre par divers moyens une constante écoute des citoyen.nes avec le souci de répondre à leurs besoins.

Il semble bien qu’en 2021, il soit un peu tard pour choisir l’état stationnaire. Cela fait longtemps que nous avons dépassé les bornes et maintenant seule la décroissance est d’actualité. Mais au sortir des crises actuelles, il sera essentiel de se rappeler qu’il faut savoir s’arrêter quand on estime avoir atteint une situation globalement satisfaisante.

1 C’est sans doute à ce moment-là que tout s’est emballé (parc automobile, aéroports, autoroutes, informatique…), avec les vifs encouragements du grand frère américain.
2 Ce tableau correspond à un choix progressiste soucieux d’égalité aux plans national et international. On pourrait aussi songer à un état stationnaire élitiste imposant tous les fardeaux aux défavorisés!