Le choix des juges, objet de litige

Suisse • Lancée par le richissime Adrian Gasser, propriétaire du groupe Lorze, l’initiative sur la justice voudrait que les 38 juges fédéraux soient élus par tirage au sort plutôt que désignés par le Parlement, sur proposition de sa commission judiciaire.

Le système actuel de nomination des juges permet de représenter différentes sensibilités politiques, régionales ou de genres. (Roland Zumbühl)

A l a place, une commission spécialisée indépendante nommée par le Conseil fédéral déciderait de qui peut participer à ce tirage au sort, se basant sur les qualifications professionnelles et personnelles des candidates et candidats. L’initiative propose qu’une fois élus, les juges, sauf manquement grave, soient indéboulonnables et puissent siéger sans réélection, jusqu’à cinq ans au maximum après l’âge de la retraite. Aujourd’hui, ces juges sont réélu.es tous les six ans.

L’initiative met en avant certains points sensibles comme le fait qu’une candidature hors parti n’a aucune chance d’aboutir, excluant de fait des personnes sans appartenance poli- tique. C’est ce que regrette l’Association suisse des magistrats de l’ordre judiciaire (ASM), qui en appelait à un contre-projet, tout en refusant l’initiative. Au final, le texte peine à convaincre l’échiquier politique. Tous les partis, à l’exception du MCG genevois, refusent le projet, tout comme le Conseil fédéral et les chambres.

Juges et partis

Le fait que les juges soient issus de partis politiques a pourtant été critique par le Greco (Groupe d’Etats contre la corruption) du Conseil de l’Europe, qui a plusieurs fois sermonné la Suisse. Cette organisation épinglait en 2019 encore les risques de non-réélection pour des motifs politiques. Elle pointait aussi les rétrocessions aux partis liées à la fonction de juges. Voilà pourquoi l’ASM défend un modèle fribourgeois, où les magistrat.es sont élu.es pour une durée indéterminée. En cas de problème, une révocation est alors possible pour juste motif, du fait que «la réélection périodique augmente le risque de pressions exercées sur les juges».

Pour les Vert.es les rétrocessions ne seraient pas problématiques, du fait qu’elles vont des juges aux partis et non l’inverse. Pour certains, le lien aux partis est ouvertement défendable. «Il est certain que le système actuel n’est pas idéal, mais qu’est-ce qui l’est? Le fait d’élire des personnes présentées par les partis politiques donne l’impression que l’élection est politique. C’est très partiellement vrai, mais au moins cela présente l’avantage d’éviter qu’une tendance – ou un groupe – unique ne mette la main sur l’ensemble du tribunal», assure un juge cantonal sous cou- vert d’anonymat.

Tribunal fédéral politisé

Cette vision «politisée» du TF est aussi partagée par la gauche et les Verts. Ces derniers estiment que le système actuel garantit qu’une large palette de sensibilités politiques, régions et genres soit représentée au tribunal, «ou plus exactement, qu’une sous-représentation puisse être corrigée».

De son côté, le POP Neuchâtel s’interroge sur la pertinence de mettre en place une commission d’experts désignée par le Conseil fédéral pour préparer le tirage au sort. «Cette initiative ne fait que déplacer le problème: en quoi une telle commission serait-elle plus juste et démocratique que le Parlement?», critique la formation.

«Tout se jouerait en réalité, s’agissant du profil des juges sinon de leur personne, au stade de la commission qui sélectionne les candidats au tirage au sort. Ceux qui contrôleraient la commission détermineraient également la composition du Tribunal fédéral. Il y aurait fort à craindre qu’un groupe ou une tendance n’en prenne la maîtrise. Il n’existerait plus alors d’équilibre entre les tendances politiques, et le résultat pourrait fort bien être que sous couvert d’un système apolitique, on se retrouve avec une commission et un Tribunal vraiment politisés», abonde le même juge cantonal.

Tirage au sort controversé

La procédure finale de tirage au sort pour désigner les juges interpelle aussi. «Cette solution priverait les juges de la légitimation démocratique résultant d’une élection parlementaire», estime l’ASM. «C’est une illusion de croire qu’un tirage au sort favoriserait des arrêts plus progressistes ou que le hasard changerait fondamentalement les décisions du Tribunal fédéral. Nous ne sommes pas d’accord avec l’affirmation que l’exercice de la justice ne serait pas politique. L’exemple des USA, où la majorité démocrate ou républicaine à la Cour suprême change la loi du tout au tout prouve à quel point la justice est une question politique. Cette fétichisation du tirage au sort découle aussi d’une vision erronée et mythifiée de la démocratie athénienne. Pour certaines tâches, celle-ci proposait bien ce type de procédé, mais ouverte à tous les hommes libres, pour un an et un mandat non-renouvelable. Là, avec cette nomination à vie, on nous propose un tribunal inamovible», souligne Alexander Eniline, président du PdT.

 

Un cas de corruption?

Le multimillionnaire Adrian Gasser, auteur de l’initiative pour des juges fédéraux tirés au sort, disait en interview dans le 12h45 du 25.10 de la RTS que l’appartenance des juges fédéraux à des partis représentait «de la corruption institutionnalisée». Mais comment appeler le fait que, dans notre pays, un multimillionnaire puisse monter une initiative à lui tout seul? Selon toute définition correcte du dictionnaire, la corruption est précisément le soudoiement du pouvoir politique par des intérêts privés. Et c’est exactement là qu’est la substance de cette initiative: un multimillionnaire a pu, tout seul et grâce à sa fortune, recruter des gens pour récolter les signatures, afficher d’innombrables panneaux dans les rues, et financer de la publicité à foison.

En d’autres termes, un individu a, lorsqu’il est riche, autant de pouvoir que des partis politiques ou des associations qui regroupent des milliers d’adhérents et de militants. Situation cocasse mais courante dans nos économies libérales. Elle n’est pas sans rappeler les rapports de force qui existaient… au Moyen Âge. On le voit, c’est bien plutôt cette initiative qui constitue une institutionnalisation de la corruption et une menace pour la démocratie. Non seulement à travers le processus antidémocratique du tirage au sort qu’elle défend. Mais surtout parce qu’elle constitue une preuve manifeste de l’omnipotence des puissances d’argent dans les processus démocratiques de notre pays.

Paris Kyritsis