Gisèle Vienne: états seconds

SPECTACLE • La chorégraphe et metteuse en scène Gisèle Vienne présente une rave tellurique au ralenti «Crowd» sur laquelle le cinéaste Patric Chiha a réalisé l’inspiré documentaire «Si c’était de l’amour». Et «L’Etang», pièce autour de corps et âmes bouleversés d’après le récit de jeunesse de Robert Walser.

"Crowd" de Gisèle Vienne vu par le cinéaste Patric Chiha dans "Si c'était de l'amour". Une psoe du désastre où le rave pourrait être une scène d'attentat.

Depuis plus de 20 ans, le travail transversal signé Gisèle Vienne – écriture de plateau, théâtre, danse, marionnette, scénographie, création de mannequins poupées – semble parfaitement en phase avec la vie et l’univers tant de la rave que de l’écrivain suisse renommée et méconnu, Robert Walser. Les personnages y apparaissent hanté par la volonté de ne plus assumer les contraintes de leurs identités.

Rave on

Crowd
est une rave aux allures archaïques de Sacre du printemps, les interprètes sont animé.es de mouvements dits «retouchés». Les effets utilisés mêlent ralenti, découpage et montage. Ils sont inspirés par la refiguration de mouvements en boucle ou jouant d’allers et retours inspirés du cinéma d’animation, du jeu vidéo ou des capsules filmées GIF populaires sur les réseaux sociaux.

Côté paysages scéniques, on transite de la procession, à la lutte distanciée, en passant par le champ de bataille ou la scène d’attentats avec corps inanimés soulevés. Le spectre de possibles rimes avec le social, le politique et l’intime, le pictural ou le sculptural de la foule est ainsi très évasé.

Micromouvements

D’où des micromouvements tour à fluides et saccadés. Alternant décélérations t brusques accélérations, les gestes et postures apparaissent enveloppés, déstructurés comme ces dos devenant des arches.

L’humain n’est pas qu’un concentré d’automate ou un mannequin articulé, comme ceux qui ont traversé nombre de pièces de Gisèle Vienne depuis 1999. Mais un corps rendu lisible comme rarement aux émotions qui l’animent. Des émotions exacerbées, visibles parfois jusqu’au masque grotesque, par la fragmentation et le ralenti.

Pièce interrogée

Réalisé par le cinéaste et photographe français Patric Chiha, le film Si c’était de l’amour suit la pièce en tournée. A une introduction impressionnante voyant les interprètes douchés façon brumisateur par un technicien de scène comme une forme de baptême, succèdent de véritables tableaux vivants subtilement filmés en mode frontal. Ces plans permettent de détailler l’énergie à la fois individuée et collective, chorale à l’œuvre.

Ensuite, l’œil découvre les répétitions animées des suggestions et corrections de la chorégraphe. «Explorez les rotations et trouvez une respiration commune. Bien ancrés dans le sol et encore plus quand vous vous élevez… Respire dans ton torse, respire dans tes jambes. Dans tes genoux», dirige avec douceur comme au cœur d’une séance d’hypnose, la chorégraphe. Les gros plans détaillent parfaitement le troublant mélange d’extase, de douleur et d’abandon des visages et des corps.

"Crowd" de Gisèle Vienne. Des corps entourées de fumerolels comme des vampires défunts s'évanouissant dans le paysage.
« Crowd » de Gisèle Vienne. Des corps entourés de fumerolles comme des vampires défunts s’évanouissant dans le paysage.

De la scène à l’intime

Les mouvements réitérés ruissellent lentement. Ils fascinent jusque dans la rotation des quinze corps Qui semblent débordés d’énergie sexuée. Sans que rarement leur toucher réciproque ne soit possible. L’alphabet dansé est inondé de mouvements répétitifs, de chocs physiques et émotionnels étranges, mécaniques. Par instant, la danse aux gestes saccadés, en boucle, évoque de loin en loin des androïdes devenus fous ou en panne de la série tv culte, Wetsworld. «Il y a un petit arrêt qui vous permet de vous suspendre… Suspension et relâchez», glisse l’artiste filmée de profil, seule dans la salle désertée.

Inspiré, le montage joue aussi de rapides remontées sonores posés sur les rythmes hypnotiques répétitifs et lancinants. Le reste glane les confessions des interprètes sur leur vie tel qu’elle va, affinités électives ou ressentis en et hors scène. Avec en point d’orgue, ce «J’ai cru que tu allais mourir», confie une jeune fille à sa comparse. Mais le registre est plutôt de l’ordre anecdotique. Ainsi les mots arrêtent-ils trop souvent, voire illustrent littéralement la sensation que l’image ouvrait aux possibles et lignes de fuite.

Blancheur walsérienne

L’Etang
fut écrit en dialecte bernois par Robert Walser. L’intrigue tourne autour d’un faux suicide mis en scène par un garçon, Fritz. Ceci pour tester tant les limites de l’amour maternel que des tabous sociaux. Il est aussi une réflexion sur le rapport à l’écriture et au théâtre.

Saluée de son vivant par Kafka, Hesse et Musil, l’œuvre de Robert Walser fascine Gisèle Vienne. Elle l’a lue intégralement, évoquant pour cette création: «un événement violent, un suicide fictif mis en récit qui confine au masochisme ordalique. Mais aussi le jeu dans le jeu, le dressage des comportements socialement admis en famille. Je me concentre sur plusieurs qualités de perception, nettes, brouillées, déroutantes, malaisantes et hallucinées». L’univers de Vienne semble parfaitement en phase avec la vie et l’univers de l’écrivain suisse le plus prestigieux et ignoré. Si hanté par la volonté de ne plus assumer les contraintes de son identité.

Pour elle, l’art et le théâtre sont des espaces où ausculter anatomiquement, vocalement et spatialement notre compréhension de la réalité construite. Une pseudo-réalité en fait, produite par la création – partagée ou non – de la représentation du réel. Elle invente de nouvelles hypothèses par des circulations à faible intensité des corps et du texte. «Dans la mise en scène de l’Etang, on a le tuilage de l’expérience du temps et de celle conjuguant la mémoire dans le moment présent, le silence et l’oubli», confie l’artiste

"L'Etang" de Gisèle Vienne. Un art de prendre la pose.
« L’Etang » de Gisèle Vienne. Un art de prendre la pose. Ruth Vega Fernandez et Adèle Haenel

Fantasmes indicibles

A ses yeux, «l’acte théâtral est un acte de travestissement qui joue avec la construction culturelle, identitaire de genre.» Infusant les fantasmes indicibles et subconscients d’un Sacher-Masoch, l’artiste convoque les présences-absences croisées de deux actrices hors pair. Ici dévoilées comme au premier et dernier jour de l’inhumanité si tranquilles, dans la voix et la posture somatiques du personnage principal et narrateur Fritz, Adèle Haenel (120 battements par minute, La Jeune fille en feu) et pour sa sœur Klara et sa mère notamment, Ruth Vega Fernandez que l’on a vu avec le collectif belge Tg Stan (Call Girl, Scènes de la vie conjugale).

Il s’agit toujours chez la chorégraphe que l’interprète soit disponible à ce qu’il est au moment où l’on joue. Disponible et en dialogue avec ce qui est là. Ceci par un corps intensément ancré dans le sol et disponible dans sa totalité. «Mes pièces sont comme des plantes, très vivantes. Si perméables aux interprètes qui les traversent».

Adèle Haenel, enfant-ado rebelle et espiègle dans "L'Etang" de G. Vienne.
Adèle Haenel, enfant-ado rebelle et espiègle dans « L’Etang » de G. Vienne.

Bertrand Tappolet

«Crowd» et «L’Etang». Comédie de Genève. Du 11 au 13 novembre. Rens: www.comedie.ch et en tournée: www.g-v.fr/fr/agenda/